La commission de la honte

À la suite de l’enquête sur l’industrie de la construction, les firmes ont entrepris des purges désespérées pour rétablir leur image

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Après "Un homme et son péché", une société et son péché

La commission Charbonneau a interrompu ses travaux jusqu’en septembre, au terme d’un exercice de démolition systématique de l’édifice politique municipal. Voguant d’allégations en accusations, la cote de popularité des élus locaux est tombée au plus bas dans l’opinion publique.
Les libéraux de Jean Charest avaient adopté une formule accrocheuse pour résumer leur opposition entêtée à la tenue d’une commission d’enquête sur l’industrie de la construction. Ils ne voulaient pas voir les criminels à la télévision, mais en prison…
À partir du moment où l’entrepreneur Lino Zambito a commencé à déballer son sac à la commission, en septembre dernier, le public a pu saisir la pleine mesure de la collusion et de la corruption au Québec. On comprend mieux pourquoi les libéraux redoutaient tant une commission d’enquête. Elle allait entraîner la chute d’un maire aux sensibilités libérales, Gérald Tremblay, soulever l’indignation et la suspicion généralisée du public à l’égard de toute la classe politique et obliger l’Assemblée nationale à s’engager dans des réformes difficiles pour ramener l’éthique et l’intégrité au coeur de la politique et des affaires.
Depuis le début de la commission Charbonneau, le chantier de la corruption tourne au ralenti. Et les titres de vice-présidents au « développement des affaires », portés avec fierté il n’y a pas si longtemps, sont désormais traînés comme une maladie honteuse par les dirigeants des firmes de génie-conseil.
Ces firmes ont entrepris des purges désespérées pour rétablir leur image. Les travaux de la commission ont provoqué la mise au chômage de Jean-Pierre et Rosaire Sauriol (Dessau), d’Yves Cadotte (SNC-Lavalin), de François Perreault (Génivar), de Pierre Lavallée (BPR).
Le plus rusé d’entre tous est sans doute Michel Lalonde, de Génius. Le « coordonnateur » de la collusion parmi les firmes de génie-conseil à Montréal s’est jeté dans les bras de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) pour l’aider dans ses enquêtes sur la vente au rabais des terrains du Faubourg Contrecoeur et sur les irrégularités dans l’octroi du contrat pour l’usine d’eaux de Boisbriand.
L’effet Zambito
À l’instar de Lino Zambito, M. Lalonde a fait une confession publique à la commission Charbonneau qui a permis de comprendre l’étendue de la toile de relations pernicieuses entre politiciens, ingénieurs, entrepreneurs, voleurs d’élection.
Voisin de bureau de Nicolo Milioto, décrit comme l’intermédiaire de la mafia auprès des entrepreneurs, Michel Lalonde n’était jamais à court d’enveloppes brunes pour « accommoder » des politiciens en campagne.
Il s’en est bien sorti en comparaison de Lino Zambito. L’ex-patron d’Infrabec paie cher sa franchise et sa candeur. Il est accusé de fraude, acculé à la faillite, ses perspectives d’emploi dans la construction sont réduites à néant pour l’éternité, son coeur est malade et sa famille a éclaté.
Même si MM. Zambito et Lalonde n’ont pas tout dit, leurs témoignages ont servi de déclencheurs pour faire le portrait d’une Montréal, ville ouverte. Ils ont brisé l’omerta, et ce faisant ils ont encouragé d’autres témoins, aussi captivants et compromis qu’eux, à en faire autant.
Ville ouverte, marché fermé
À Montréal, à Laval, à Longueuil et ailleurs dans les banlieues nord et sud, les « faiseurs d’élection » tels que Gilles Cloutier, véritables mercenaires à la solde des firmes de génie-conseil, installaient des roitelets locaux à la mairie en échange des contrats publics.
Caisses occultes, coffres-forts et coffrets de sûreté faisaient partie de l’équipement de bureau standard des formations politiques comme Union Montréal ou le PRO des Lavallois.
Les cartels proliféraient dans toutes les sphères d’activité : cartel des égouts, des trottoirs, des lampadaires, de l’asphalte, du génie-conseil, et quoi encore ? L’octroi des contrats obéissait à la logique du marché fermé selon un principe de territorialité et d’appartenance identitaire. Joe Borsellino, le patron de Garnier, a échappé cette perle : « Everything is truqué », a-t-il dit pour couper aux questions sur l’octroi des contrats.
À Montréal, les entrepreneurs en construction qui décrochaient la plupart des contrats publics avaient presque tous des racines dans le village sicilien de Cattolica Eraclea (le fief des Rizzuto). À Laval, seules les firmes de génie-conseil basées sur l’île Jésus avaient le droit de présenter leurs soumissions.
Menaces, bombes, pressions économiques : tous les moyens étaient bons pour s’assurer que chacun reste sur son territoire.
Les comités de sélection étaient sous influence. À Montréal, des fonctionnaires chargés de surveiller les chantiers et l’estimation des coûts, tels que Luc Leclerc et Gilles Surprenant, avaient atteint un degré d’intimité étonnant avec le parrain de la mafia, Vito Rizzuto, décrit comme un golfeur inoffensif, drôle et charmant.
À Laval, les plus hauts fonctionnaires de la Ville, le directeur général Claude Asselin et le directeur du génie Claude Deguise, obéissaient aux ordres de l’ex-maire Gilles Vaillancourt pour répartir les contrats entre les entrepreneurs triés sur le volet.
Les systèmes trouvaient des complicités au sommet de la hiérarchie grâce au versement de ristournes aux partis politiques, soit par le truchement d’enveloppes brunes, soit par l’utilisation systématique de prête-noms.
Cette fâcheuse habitude, adoptée par tous les conseillers de Laval, à trois exceptions, a convaincu le ministre des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT), Sylvain Gaudreault, de mettre la ville sous tutelle. Le maire par intérim, Alexandre Duplessis, est maintenant l’équivalent d’un mineur qui a besoin de la signature de ses parents, a ironisé le ministre.
L’ex-maire Gilles Vaillancourt émerge comme le patron de la collusion à Laval. La commission a pris sa preuve et ses témoins dans les dossiers de l’UPAC pour le volet lavallois de ses travaux. Ainsi, elle peut faire un portrait complet de l’organisation de l’ex-maire, accusé de fraude et de gangstérisme.
À Montréal, c’est moins clair. L’influence de la mafia se laisse deviner dans les sous-entendus de certains témoins tels que Joe Borsellino et l’insolence spectaculaire d’un Nicolo Milioto, qui parle et agit comme un homme d’honneur qui n’en a rien à cirer, des lois et des règlements. Il n’y a pas de preuve directe de l’implication de Frank Zampino, le véritable patron à l’hôtel de ville, dans le partage des contrats et les ristournes illégales.
L’un des rares témoins qui auraient pu le relier directement au partage des contrats, son vieil ami Bernard Trépanier, l’a protégé jusqu’à plus soif.
Et la suite
Le bref exposé de clôture de la procureure en chef, Sonia LeBel, vient boucler la boucle. La commission en sait assez sur les stratagèmes de collusion au municipal, le partage des territoires, la manipulation des comités de sélection, le versement de ristournes, la corruption de fonctionnaires, la réclamation de faux extras sur les chantiers, le financement illégal des partis, les élections clefs en mains et l’implication du crime organisé.
La commission doit maintenant passer à autre chose : l’octroi des contrats du ministère des Transports du Québec (MTQ), les liens entre les leaders des syndicats de la construction et des membres du crime organisé, les tentatives d’influencer les décisions d’investir du Fonds de solidarité par des clans rivaux, etc. Les ingénieurs et les entrepreneurs qui frayaient avec les élus locaux sont les mêmes qui brassaient des affaires au MTQ et qui s’invitaient aux cocktails de financement des partis provinciaux. Il y a encore tant à faire d’ici l’échéance d’avril 2015.


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