La force des mythes

«Les indignés» dans le monde



L'air est connu, la France est un pays de râleurs, de protestataires et de grévistes. Tous les prétextes y sont bons pour brandir le drapeau rouge et battre le pavé. La récente réforme des retraites, dont la loi vient tout juste d'être promulguée, nous en aurait offert un exemple qui se passerait de démonstration. Pendant les quelques mois où le mouvement a battu son plein, voilà le genre de vérités qui nous ont été assénées jusqu'à plus soif. La presse anglo-saxonne s'en est particulièrement délectée. Et certains de conclure de façon péremptoire que la France est un pays ingouvernable. On serait même justifié de se demander si, au fond, ce fameux modèle français — et tant qu'à y être européen — est viable.
Il ne s'agit pas de dire que la France est le pays le plus facile à gouverner du monde. Qui oserait dire une telle énormité? Il n'empêche que ces jugements catégoriques reposent souvent sur un certain nombre d'idées toutes faites qu'il est bon de remettre à plat de temps à autre.
D'abord, constatons que la réforme des retraites a peut-être provoqué des manifestations, mais qu'elle a finalement été adoptée. Tout cela en moins de six mois. Ce qui, pour une réforme d'une telle ampleur, est probablement un record dans les grands pays industrialisés. Le mouvement syndical n'a d'ailleurs jamais réclamé le retrait du projet, mais une place à la table de négociation.
Les violences qui se sont produites à Lyon et le blocage du port de Marseille ont fait la une des télévisions du monde entier. Ils n'avaient pourtant pas de rapport direct avec la réforme. La grève des dockers visait à protester contre une réforme du port entreprise bien avant celle des retraites. Quant aux affrontements sur la place Belcourt à Lyon, ils furent causés par des casseurs qui seraient bien incapables de dire quel est l'âge de la retraite en France.
Contrairement à la croyance populaire, la France n'est pas le pays le plus gréviste d'Europe. Cela dépend des années, mais elle arrive derrière l'Espagne et le Danemark, dont on vante pourtant le modèle social. Sur 40 ans, la France est dans la moyenne européenne pour le nombre de grèves. Selon le professeur Guy Groux, de l'Institut des sciences politiques de Paris, ce nombre est en diminution constante. Les grèves touchent surtout la fonction publique. Et, même chez les fonctionnaires, le nombre de grévistes est en chute si l'on compare le récent mouvement à ceux de 2003, contre le contrat première embauche, et de 1995, contre le plan Juppé.
Alors, comment expliquer cette impression que les Français sont toujours en grève alors que les Danois et les Espagnols iraient sagement travailler tous les jours de la semaine? Parce que, faute d'un mode d'expression plus démocratique comme les mid-term elections aux États-Unis, ces protestations sont devenues une façon de se faire entendre des gouvernants lorsque ceux-ci sont à mi-mandat. Un mécanisme que n'a pas prévu la Ve République.
Avec le temps, la grève cède d'ailleurs de plus en plus le pas aux manifestations et aux blocages des services publics, qui ont l'avantage d'exiger peu de ressources et de faire beaucoup de bruit. Ces moyens de pression sont inversement proportionnels à la force réelle des syndicats. La France est, avec les États-Unis, l'un des pays où le taux de syndicalisation est le plus bas. À peine 7 % des salariés français appartiennent à un syndicat. Nombreux sont les observateurs qui croient que, si le nombre de syndiqués atteignait celui des pays scandinaves ou du Québec, les grévistes seraient moins enclins à recourir à des moyens de pression aussi extrêmes.
Contrairement à ce que l'on croit, on négocie de plus en plus en France. D'ailleurs, si les protestations contre les retraites ont atteint une telle ampleur, c'est justement parce que le gouvernement avait refusé de négocier. Nicolas Sarkozy était pressé d'agir, même si cette réforme n'était pas dans son programme électoral. Cela lui permet aujourd'hui de poser en réformateur alors que les grandes transformations économiques ont été plutôt rares depuis son élection.
Il est toujours surprenant de constater que, pendant que l'on s'interroge sur la «viabilité» du modèle français ou européen, le drame qui se joue en Grande-Bretagne passe relativement inaperçu. Personne ne semble se demander comment ce pays phare du néolibéralisme a bien pu accumuler un déficit budgétaire de près du double de celui de la France et se mettre dans la situation de devoir faire des réductions budgétaires aussi sauvages.
«On croyait dur comme fer que les marchés ne pouvaient créer de problème qu'ils ne sauraient résoudre, m'avait dit, il y a quelques mois, l'économiste britannique John Lanchester. En réalité, depuis dix ans, la France a créé plus d'emplois dans le secteur privé que la Grande-Bretagne.» Westminster en est aujourd'hui réduit à licencier un demi-million de fonctionnaires et à tripler le plafond des droits de scolarité, qui passera de 5300 $... à 14 500 $. Un scandale!
Rappelons-nous cette époque où les sirènes médiatiques n'avaient d'yeux que pour la croissance et la flexibilité britanniques. Malgré toutes ses lacunes, le modèle européen a mieux résisté à la crise.
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crioux@ledevoir.com


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