Alexandre Shields - Lucien Bouchard a proposé vendredi dernier que le gouvernement du Québec investisse davantage de capital en tant que «partenaire» dans le développement de la filière du gaz de schiste, une proposition jugée intéressante par le premier ministre Jean Charest. Mais selon Jean-Thomas Bernard, professeur au département de science économique de l'Université d'Ottawa, ce n'est tout simplement pas au gouvernement d'assumer les risques que posent des investissements importants dans une telle filière.
«Il existe une industrie pétrolière et gazière et c'est le rôle des entreprises du secteur de prendre des risques et de développer une expertise, fait-il valoir. Ailleurs en Amérique du Nord, ce sont les entreprises qui prennent les risques. Le gouvernement n'a pas d'expertise, alors il se contenterait peut-être d'apporter du capital. Mais le gouvernement est propriétaire de la ressource. Son travail consiste donc à tirer les revenus qui lui sont dus, mais aussi de réglementer cette industrie.»
Il estime d'ailleurs que Québec n'a pas fait ses devoirs en octroyant les permis d'exploration pour aussi peu que 10 ¢ l'hectare. À l'heure actuelle, les droits cédés sur plus de 80 700 km2 de territoires rapportent moins d'un million de dollars par année à l'État. Or, selon un rapport produit plus tôt cette année par une firme spécialisée en énergie, les permis détenus par l'entreprise Molopo pourraient valoir jusqu'à 575 $ l'hectare, une évaluation rejetée par Québec.
M. Bernard soutient pour sa part que le gouvernement aurait tout intérêt à revoir la façon d'accorder les permis d'exploration. «Les droits ont déjà été concédés, souligne ce spécialiste de l'économie des ressources naturelles. Si le gouvernement veut les récupérer, il devra les racheter. Mais je crois qu'il est préférable qu'il passe par la taxation et la tarification plutôt que de racheter ce qu'il n'aurait pas dû donner au départ. S'il veut vraiment récupérer de l'argent, la meilleure façon pour le gouvernement du Québec serait de vendre les permis d'exploration aux enchères, ce qu'il n'a pas fait.»
Qui plus est, Jean-Thomas Bernard juge qu'il serait possible pour Québec, «propriétaire de la ressource», de prévoir un régime de redevances bonifié. En théorie, celles-ci pourraient atteindre 35 %. Mais la réforme du régime de redevances annoncée dans le dernier budget s'accompagne du «Programme de valorisation gazière». Celui-ci est destiné aux entreprises qui ont déjà mis la main sur la quasi-totalité des permis d'exploration gazière au Québec. Ces sociétés pourront payer 2 % de redevances dans les premières années de développement d'un puits, le temps de récupérer l'ensemble de leurs investissements. Elles pourront également bénéficier d'un nouveau «crédit de redevance» de 15 % des dépenses d'exploration «admissibles» qui s'appliquera par puits à l'encontre des redevances à payer.
Participation majoritaire
Un autre spécialiste des ressources naturelles croit pour sa part que la proposition de Lucien Bouchard serait intéressante dans la mesure où l'État québécois prendrait une participation majoritaire. «À ce moment, on peut contrôler où on s'en va avec cette industrie. On peut décider du rythme de développement, des endroits où on veut développer et des méthodes qui seront utilisées. Dire qu'on contrôle une petite partie des compagnies ou qu'on prend une participation de 35 ou 40 %, ce n'est pas la bonne solution. Dans ce cas, on assumerait une part des risques sans prendre aucune des décisions stratégiques. Le vrai changement, ce serait de prendre une participation majoritaire», affirme Normand Mousseau, professeur au Département de physique de l'Université de Montréal et auteur du livre La Révolution des gaz de schiste.
Dans l'immédiat, il estime lui aussi que le gouvernement devrait se donner les moyens d'obtenir beaucoup plus que 10 ¢, ou encore 50 ¢ (au bout de cinq ans) pour les permis d'exploration cédés sur son territoire. «Pour le moment, les investisseurs n'ont rien payé, ou presque, pour avoir accès aux permis d'exploration», laisse-t-il tomber. D'où l'importance de corriger le tir. «Le gouvernement devrait par exemple reprendre une partie des permis — ceux où il n'y a pas de travaux — et les remettre sur le marché à un prix raisonnable.»
M. Mousseau rappelle par ailleurs que le gouvernement investit déjà «massivement» grâce aux «crédits d'impôt» accordés aux entreprises présentes au Québec. Le gouvernement paie aussi la facture de sept millions de dollars de l'évaluation environnementale stratégique de l'industrie du gaz de schiste. Il s'est également engagé à investir six millions de dollars sur trois ans dans l'inspection des puits déjà forés, en plus d'accorder cinq millions de dollars pour acquérir de meilleures connaissances sur les eaux souterraines. Sans oublier la promesse de dédommager les municipalités qui auront des puits sur leur territoire. Ces dernières pourront en outre exiger des compensations pour l'entretien de leurs infrastructures, notamment les routes. Au final, on parle donc d'une facture de plusieurs millions de dollars entièrement épongée par le Trésor public.
L'ancien premier ministre Bernard Landry s'était prononcé, fin 2010, pour une prise de participation de 49 % ou 50 % des sociétés d'État dans les entreprises qui vont exploiter le gaz québécois. Du temps où il était premier ministre, la division Pétrole et gaz d'Hydro-Québec comptait investir plus de 330 millions de dollars entre 2002 et 2010 afin d'évaluer le potentiel en énergies fossiles du sous-sol québécois. Les libéraux ont toutefois mis fin aux activités de cette division de la société d'État.
Dimanche, le premier ministre Charest n'a pas voulu s'avancer sur la forme que pourrait prendre une participation financière accrue de Québec. Tout au plus a-t-il dit que cela faisait partie de la «réflexion» concernant cette filière. Il s'est par la suite envolé pour la France, un pays qui a interdit la fracturation hydraulique sur son territoire et qui a annoncé hier qu'il allait abroger trois permis accordés sur son territoire pour l'exploration du gaz de schiste.
La proposition Bouchard n'a pas d'intérêt pour le Québec
C'est par l'entremise des permis, des taxes et des redevances que l'État peut profiter de l'industrie du gaz de schiste, plaident deux économistes
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