La violence de l'État libéral

Crise sociale - JJC le gouvernement par le chaos


« Quand on peut user de violence, il n’est nul besoin de procès »
_ Thucydide

Ce texte veut comprendre le contexte dans lequel la grève étudiante est devenue une crise sociale. Il montre d’abord que la position des étudiants repose sur une critique des dérives de la mondialisation qui sévit sur le globe. Or l’attitude autoritaire du gouvernement libéral, qui monopolise les ressources et instrumentalise l’État contre les associations étudiantes, renforce l’interprétation que ces dernières se font de la politique libérale, une politique qui refuse l’hospitalité et qui confond la sphère privée avec la répartition des biens communs. Le père politique est ici défaillant : impuissant, autiste et revanchard, il prend la porte face aux négociateurs étudiants et souhaite une « accalmie », c’est-à-dire que la rue politique tombe dans le piège d’une « normalisation » de l’état d’exception. Mais cette stratégie est un couteau à double tranchant : l’accalmie rêvée par les politiciens, le patronat et les fans du tourisme peut se retourner contre eux, car on ne souffle pas d’arrogance et de mépris sur un brasier dont les tisons sont encore chauds.
La critique de la mondialisation
D’entrée de jeu, les politiciens et les commentateurs ignorent qu’une bonne partie des étudiants en grève a été formée dans la rue, c’est-à-dire à l’école de l’altermondialisation. Les étudiants vivent à leur époque, qui est celle du Sommet des Amériques, des émeutes du G20 à Toronto, du Printemps arabe, de la Puerta del Sol, des mouvements « Occupy » dont la principale motivation est de dénoncer une mondialisation qui n’a rien d’équitable ni de démocratique. Ces étudiants connaissent les gaz et les bombes lacrymogènes, ils ont appris à utiliser les outils de la résistance politique de leur temps de crise, lequel est de moins en moins démocratique, de moins en moins un temps de dialogue. Ils ont vu que les plus riches refusent d’entendre le discours des plus pauvres et que la mondialisation, plus anglophile que culturelle, avantage toujours les mêmes. En ce sens, le « printemps érable » est bien un printemps politique, car il propose une remise en question radicale d’une gouvernance, de plus en plus monarchique, nous le verrons, éprise de concurrences internationales et de privatisations.
Cette idéologie économique, qui ne jure que par le profit, dévaste tout sur son passage et ne peut plus être le discours rendant possible un avenir commun et partagé. La haute mondialisation visée par les étudiants est dépolitisée, polluante et pathologique. Elle refuse l’existence des syndicats, menace les travailleurs et délocalise toute production. C’est une idéologie qui s’incarne dans des pratiques antidémocratiques injustifiables. Le gouvernement libéral renvoie une image que les étudiants ont, à tous les jours, appris à détester, à savoir celle d’un petit groupe de députés qui veille à ses intérêts privés, n’aime pas discuter et qui, au lieu d’écouter, fait preuve d’un paternalisme dépassé. Dans une mondialisation qui ravage tout, le gouvernement libéral ne s’intéresse qu’au capital et n’a qu’un but : défendre les intérêts des capitaux privés au moyen des juges et des forces policières.
Tout le poids de l’État instrumentalisé et retourné contre les étudiants et les manifestants
C’est pour cette raison que le gouvernement se sert de l’appareil politique pour arriver à ses propres fins. Quand en effet le chef du gouvernement n’a pas de langage clair, tient de doubles discours et joue sur les mots, il utilise sa position personnelle et oublie qu’il doit travailler au nom de l’État. Il fait par là preuve d’une violence inouïe. Le premier Ministre Charest s’est mêlé des dernières négociations. Qu’a-t-il fait ? Il a rappelé les objectifs de son budget et s’est montré ouvert sur tout, sauf ce qui intéressait les étudiants, c’est-à-dire la hausse des frais de scolarité et la loi 78. Pour lui, toute baisse devait se faire à coût nul car le gouvernement ne voulait pas perdre la face. On le voit bien : il ne se comportait pas en chef d’État, il ne voulait pas sortir de la crise, il ne voulait tout simplement pas s’entendre, et ce n’est malheureusement pas la première fois qu’il agit ainsi.
En effet, lors de la Commission Bastarache consacrée à la nomination des juges, le premier Ministre Charest détournait les ressources de l’État pour salir un individu qui lui opposait sa parole, l’avocat Marc Bellemare. Aujourd’hui, sans aucune hauteur, Charest détourne le pouvoir de l’État québécois, qu’il pense sien, contre les associations étudiantes. Il utilise, on peut le croire, les juges et les policiers afin d’assouvir son désir de contrôle, lui qui a perdu son agenda politique en raison de la grève étudiante qui s’éternise. C’est dans ce contexte unique, celui de l’impuissance et de la frustration d’un gouvernement, que l’on peut aussi passer des « commandes politiques » et intimider un porte-parole étudiant. La logique est toujours la même : dans un État libéral abandonné à lui-même, le premier Ministre et les membres de son caucus peuvent instrumentaliser les forces policières, c’est-à-dire les utiliser pour faire peur et limiter l’expression des opinions personnelles.
L’État libéral, qui n’est pas « fasciste » – il n’a pas suspendu les libertés, le droit de se défendre au tribunal et n’arrête pas encore de manière arbitraire les citoyens – se comporte plutôt comme une entreprise privée qui poursuit des individus afin de les faire taire. Ils semblent apprécier le modèle des poursuites-bâillons (SLAPP) car celles-ci sont d’une violence inouïe à l’égard de simples citoyens sans défense. L’État libéral est violent parce qu’il ne se comporte pas comme un gouvernement pour tous, mais comme le caïd ami de quelques-uns, des plus riches, ceux qui apprécient les fêtes données dans les manoirs, comme celui de Sagard.
Un gouvernement qui, épris des codes, « délocalise » ses responsabilités politiques
Sur le modèle du néolibéralisme qui veut délocaliser le travail syndiqué, le gouvernement de Jean Charest a utilisé et instrumentalisé les juges et les policiers depuis le début de la crise. Le recours aux injonctions et l’augmentation indue du pouvoir aux policiers visaient à masquer une plus grande déresponsabilisation de la part des acteurs du gouvernement. Un gouvernement est soumis à la mondialisation néolibérale quand il se comporte exactement comme les entreprises privées qui n’ont aucune responsabilité et qui délocalisent le travail. Ayant pour cadre politique les limites fixées par le code du travail, le code civil, le code criminel et le code pénal, le gouvernement n’assume pas la crise sociale qu’il a créée : il a recours aux lois, y compris à une loi spéciale, afin de criminaliser ceux qui s’opposent à lui. Il refuse d’entendre les souhaits de la société civile et a l’habitude de négliger les exigences environnementales. Comme l’entreprise privée, il rejette toute responsabilité et achète des publicités quand son agir peut paraître discutable ou répréhensible à la population. Ce gouvernement libéral, dont le modèle de gouvernance se trouve surtout chez Power corporation, Shell et Arcelor Mittal, court toujours le risque de passer d’une gouvernance privée à la monarchie, ce qu’il convient de voir maintenant.
Du gouvernement de l’entreprise privée au « gouvernement-roi »
Autoritaire, le gouvernement libéral est incapable de se remettre en question. Il suit ainsi la tendance lourde que lui suggère le gouvernement conservateur de Stephen Harper : il tend à se comporter comme un monarque. En effet, il estime que son pouvoir est justifié car il a été élu en « démocratie ». Élu, il est persuadé que son autorité est légitime et qu’il est le seul à avoir raison. Ces gouvernements, à Ottawa et à Québec, n’ont plus de temps pour discuter avec une population qui retarde les affaires, voilà pourquoi ils sont prêts à tout pour obtenir des majorités, bâillonner les chambres, diriger par décrets et imposer des lois spéciales. Il faut gouverner pour ceux qui ont contribué aux coffres du parti. Certes, ils ne veulent pas d’élections proportionnelles et refusent les élections à date fixe. Les gouvernements libéral et conservateur font de la petite politique : loin de la transparence, ils aiment se « gâter » à même la générosité du système, recevoir des enveloppes, truquer des élections et faire la morale à tous ceux qui ne partagent pas leurs pratiques.
Dans une démocratie malade et sélective, on peut suspendre des employés parce qu’ils arborent le carré rouge de la résistance au travail. Quand le gouvernement-roi dirige, il peut justifier l’arrestation arbitraire de familles qui marchent pacifiquement à Limoilou et se payer de pleines pages de publicité dans les journaux qu’ils cherchent, par tous les moyens, à contrôler. Fan d’un Plan Nord plus publicitaire que collectif, c’est le même gouvernement qui tend à accepter le discours des minières, des pétrolières et des gazières. À Québec, le gouvernement est noyauté par des patrons qui, loin des exigences démocratiques, veulent toujours plus de pouvoir. Ce sont eux qui appellent à la raison des étudiants qui marchent pour des principes ! Ce sont ces patrons qui plient pour 20$ et qui perdent, dans des fonds douteux et des produits toxiques, les milliards économisés par une population travaillante. Afin de retrouver leur pouvoir menacé durant la crise sociale, après avoir utilisé à des fins personnelles et partisanes l’argent des contribuables, ces mêmes patrons demandent l’arrêt des manifestations, comme les recteurs d’université d’ailleurs, qui ne comptent plus les parachutes dorés, loin de l’îlot voyageur… Ils veulent tous, de concert, un retour rapide à la vie normale, à la vie économique sécuritaire, contre le temps politique du changement. Il faut pourtant questionner cette volonté d’un retour à la normale.
Attention à la « normalisation » politique
Car si nous faisons le bilan rapide du printemps québécois : 110 jours de grève, plus de 40 marches nocturnes, et quelques 3000 arrestations, dont plus de 700 dans la seule soirée du 23 mai, nous réalisons que l’état actuel est celui de l’exception. Jamais n’a-t-on vu au Québec autant de manifestations contre les politiques d’un gouvernement. Il ne faut pas l’oublier : notre temps est celui de la tempête politique. La Crise d’Octobre en 1970, historique parce que le gouvernement libéral de Trudeau suspendait les libertés civiles, n’a pas engendré autant d’arrestations, pas même le G20 à Toronto ou le Sommet des Amériques réunis. Fort de ce bilan attestant d’une crise politique majeure, nous pouvons affirmer que l’État libéral est devenu clairement un État policier et que la situation demeure explosive.
Or, il faut se méfier d’un gouvernement qui méprise les manifestants, qui quitte la table de négociation et qui s’attend à une « accalmie » dans les rues le lendemain. Il faut être attentif à notre situation exceptionnelle car à tous les soirs, à Montréal, des policiers arpentent les rues et, sur un pied de guerre, se préparent à la traditionnelle marche nocturne. Que dire d’un gouvernement qui préfère s’entêter, ignorer ceux qui demandent la reconnaissance et qui habille des policiers à tous les soirs, leur verse des salaires, au lieu de calmer le jeu ? Si le gouvernement, certains patrons et des « éteignoirs médiatiques » veulent que l’on revienne rapidement à la vie avant le printemps érable, ils risquent de faire une erreur. Cette erreur consisterait à croire que le nombre de manifestants, en admettant qu’il soit moins important, signifierait un retour à la normale alors que la crise n’est pas réglée et que le brasier est encore chaud. Cet appel à la normalisation anticipée est un couteau à double tranchant : si les étudiants et ceux qui les appuient ne se sentent pas entendus, la prochaine « vague » risque d’être encore plus forte, ce qui pourrait générer un ouragan encore plus dangereux que les marées humaines qui déferlent le 22 de chaque mois.
L’État libéral souffle sur des tisons encore chauds…
Le gouvernement libéral est violent. La violence attire la violence. Et ce qui ne se dit pas, ce qui ne peut s’exprimer pacifiquement ne disparaît pas. La fatigue et le répit ne veulent pas dire que tout est terminé mais que, peut-être, la mobilisation n’attend qu’une nouvelle occasion de se relancer. Il est triste que le gouvernement libéral souffle encore sur les tisons de ceux qui, bientôt, n’auront absolument plus rien à perdre…

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Dominic Desroches115 articles

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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