Le Canada, un « corps étranger » ? C’est pire que vous pensez!

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Lisée développe sa pensée

Pour tout vous dire, ça m’est venu comme ça, l’expression voulant que le Canada apparaissait « de plus en plus comme un corps étranger » dans l’expérience québécoise.
Les journalistes tentaient de me faire tirer des conclusions de cause à effet entre l’appui des Québécois à notre proposition de Charte des valeurs et de la laïcité et le bond, de 33 % à 44 %, de l’intention de vote souverainiste entre deux récents sondages.
Je m’y suis refusé, affirmant comme c’est mon habitude que la volatilité de l’intention de vote souverainiste d’un sondage à l’autre n’est pas significative. J’estime beaucoup plus importante la tendance lourde qui fait en sorte que l’attachement des Québécois envers le Canada s’amenuise, notamment chez les jeunes Québécois. On est en présence d’une « décanadianisation » du Québec et, chez nos voisins, d’une « déquébécisation » du Canada.
Dans son édito du Devoir de samedi, Antoine Robitaille me reproche l’utilisation des mots « corps étranger » pour décrire l’action récente du Canada. Il estime qu’il s’agit d’une « provocation inutile pouvant occulter des réalités qui méritent d’être soulignées et critiquées ». Il ajoute qu’il ne faut pas faire la souveraineté « contre le Canada ».
J’en suis. La raison de faire la souveraineté est positive: devenir maître de son destin. Mais affirmer qu’elle ne doit être QUE positive serait, pour reprendre ses propres termes, « occulter une réalité ».
Quelle est-elle? Sans revenir au passé — crise d’octobre, imposition d’une constitution contre notre gré, pratiques antidémocratiques pendant les référendums de 1980, puis de 1995, scandale des commandites, etc. — la simple revue des dossiers courants est accablante pour notre voisin canadien:
1. Le pont Champlain est de responsabilité fédérale. Il vieillit prématurément. Mais le Canada refuse de nous le remplacer si nous ne payons pas pour la facture, en nous imposant un péage que la totalité des intervenants montréalais refuse et qui mettrait le bordel dans la circulation — déjà problématique — entre l’île et la Rive-Sud. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
2. Les Fonds de travailleurs participent à l’activité économique de la métropole et des régions du Québec d’une façon tangible et démontrée, mais Ottawa veut leur couper les ailes, contre la totalité des intervenants — patronaux, syndicaux et gouvernementaux — québécois. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
3. Ottawa a introduit une réforme de l’Assurance-emploi qui appauvrit les régions du Québec, déstructure les industries saisonnières. Le Québec tout entier — patrons, syndiqués, maires, partis nationaux — demande des correctifs importants, sans succès. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
4. Ottawa a décidé de détruire son registre des armes à feu. Le Québec doit se battre jusqu’en Cour suprême pour supplier le fédéral de lui laisser la part de données venant du Québec et payée par, pour cette part, les contribuables québécois. Ottawa refuse et tient à cette destruction massive. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
5. Après avoir financé à coups de milliards de dollars les industries albertaines et terre-neuviennes du pétrole et l’industrie nucléaire ontarienne sans jamais soutenir l’énergie propre québécoise (on ne lui demandait d’ailleurs pas), Ottawa vient de décider d’accorder une garantie de prêt à l’hydro-électricité terre-neuvienne, faisant ainsi une concurrence déloyale à notre société d’État. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
6. Ottawa est obsédé par l’idée de créer sa propre Commission nationale des valeurs mobilières, dont le siège serait à Toronto, affaiblissant ainsi Montréal comme ville financière. Même si la Cour suprême a semoncé le gouvernement Harper, il maintient sa volonté d’aller de l’avant, contre le voeu de tous les acteurs économiques québécois. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
7. En matière environnementale, le Canada a renié sa signature sur l’entente de Kyoto et est toujours considéré comme un des principaux empêcheurs internationaux de trouver un nouvel accord sur le réchauffement de la planète. Cette position vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
8. En matière d’aide internationale, Ottawa sabre dans ses budgets, favorise les groupes religieux de l’ouest du pays pour la part restante, faisant en sorte que les Organisations de coopération internationale québécoise, qui naguère avaient 25 % du financement, n’en ont plus que 10 %. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
9. Dans son combat constant contre la science, Ottawa a mis fin à la formule de recensement long de Statistique Canada, affaiblissant l’outil utilisé par les chercheurs du pays, y compris l’Institut de la statistique du Québec, pour guider les législateurs dans leur travail. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
10. Ottawa a récemment décidé d’intervenir dans une cause qui veut remettre en question la capacité pour les Québécois de déterminer leur avenir selon la règle internationalement reconnue du 50 % +1. Tous les partis politiques québécois ont critiqué la décision fédérale. Cette idée vient-elle du Québec? Non. Elle vient de l’extérieur.
À la lecture de cette liste du Top-10 des actions fédérales en territoire québécois en 2013, comment ne pas conclure que le Canada agit comme une force externe pour, à répétition, mettre des bâtons dans les roues du Québec?
Comment ne pas constater qu’Ottawa ne reflète pas ainsi, au niveau fédéral, des débats locaux québécois, mais se heurte de plein fouet à des consensus québécois?
Comment ne pas admettre que le pouvoir fédéral agit de plus en plus comme un corps étranger qui nuit à notre développement?
Du mépris, oui
Le libéral Pierre Moreau a voulu m’enguirlander en affirmant que mon expression n’était que mépris pour le Canada et pour les fédéralistes québécois et que je devrais m’en excuser. Antoine Robitaille croit aussi que j’ai pu offenser des oreilles fédéralistes québécoises.
Les faits sont pourtant têtus. Ils n’appellent ni à une rectitude politique qui escamoterait la réalité actuelle des relations Canada-Québec, ni à la langue de bois.
Il y a du mépris dans l’équation. C’est le mépris grandissant des décideurs fédéraux envers le Québec, ses consensus, ses intérêts. Refuser de le voir et de le dire serait refuser la transparence et l’honnêteté.
Que Pierre Moreau et une majorité de Québécois affirment aujourd’hui qu’ils préfèrent rester au Canada plutôt que d’en sortir est un fait, respectable. Les fédéralistes québécois ne sont pas, et personne n’a dit qu’ils étaient, un corps étranger.
Mais le Canada qu’ils aiment, aimaient, ou voudraient aimer, disparait sous nos yeux et sous leurs yeux. Ce serait les mépriser que de ne pas les amener à ce constat, aussi brutal que la réalité de l’action fédérale.
Sur beaucoup des 10 points soulevés, l’attitude fédérale ne tient pas au seul Harper, mais survivrait à son remplacement par un autre parti fédéral.
Décanadianisation – Déquébécisation
Le second argument à l’appui du caractère de plus en plus étranger du Canada au Québec tient à l’évolution de l’identité québécoise.
Depuis 2004, et pour la première fois de notre histoire, une majorité de Québécois, toutes langues confondues, s’estiment d’abord Québécois, plutôt que d’abord canadiens.
Pire, l’attachement au Canada est en régression forte, surtout chez les 18-24 ans. J’ai traité de ces questions en détail dans deux billets:
Ici pour la population en général
Ici pour les jeunes Québécois
Mais voici les informations essentielles: un tableau sur l’évolution de l’identité des Québécois, composé des sondages CROP de 1998 à avril 2009 et des sondages Léger/Jedwab de janvier 2009, septembre et décembre 2010:
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En rouge: les répondants qui se disent seulement Canadiens ou Canadiens d’abord.
En jaune, ceux qui se disent également Canadiens et Québécois.
En bleu: ceux qui se disent seulement Québécois ou Québécois d’abord.
Il y a aussi un effet-miroir: une tendance à la Déquébécisation du Canada. Un sondage Léger/Quebecor de mars 2012 donnait la mesure du ras-le-bol canadien face au Québec.
C’est net, 43% estiment que le Québec est « un fardeau » (contre 39%), y compris 39% des Ontariens et 57% des Albertains.
Pire, un impressionnant 61% estiment que le Canada « se porterait aussi bien ou mieux » si on déguerpissait ! (dont 69% en Alberta !)
C’est sans doute que 72% d’entre eux nous prennent pour d’éternels « insatisfaits »
C’est donc dire — et ne le prenez pas mal — que pour une part croissante de nos voisins, le Québec apparaît de plus en plus comme un corps étranger…

Squared

Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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