Les frères ennemis - Révolutionnaire et ardent séparatiste

Trudeau : fils du Québec, père du Canada

Dans une nouvelle biographie à paraître la semaine prochaine, on découvre, à travers des documents souvent inédits, un jeune Pierre Elliott Trudeau épris d'une pensée d'extrême droite révolutionnaire et même un ardent séparatiste pétri de principes catholiques!
René Lévesque et Pierre Elliott Trudeau ont profondément marqué l'histoire contemporaine du Québec et du Canada. Par le fruit du hasard, deux ouvrages marquants, qui leur sont consacrés, paraissent simultanément cette semaine.

Cette nouvelle biographie «intellectuelle» de Trudeau, oeuvre de Monique et Max Nemni, un couple d'universitaires à la retraite qui fut un temps à la barre de la défunte revue militante Cité libre, est dédiée d'abord à... Pierre Elliott Trudeau, «un homme bon et vrai». Le ton empreint d'admiration de cette nouvelle biographie de l'ancien premier ministre est ainsi donné d'entrée de jeu. Mais cela n'empêche pas les auteurs de creuser le passé méconnu par le grand public du père de la Constitution canadienne.
Le premier tome de Trudeau, fils du Québec, père du Canada, publié par Quebecor aux Éditions de l'Homme, s'attache à parcourir ses années de jeunesse (1919-44), depuis sa petite enfance jusqu'à ses études à Harvard.
Même s'ils n'ont pas obtenu la pleine collaboration de témoins importants, dont celle de l'écrivain Pierre Vadeboncoeur, meilleur ami d'enfance de Trudeau, l'intense passion des Nemni pour leur sujet les a fait exploiter à fond des documents d'archives qui permettent d'éclairer avec plus de précision une figure de premier plan de l'histoire canadienne.
Les médias en général retiendront surtout de ce travail, à titre d'élément-choc, que Trudeau a appartenu, pendant une très brève période de sa jeunesse, à un microscopique groupe de révolutionnaires en herbe qui aspirait, dans une perspective catholique très marquée à droite, à une forme d'indépendance politique pour le Canada français afin d'«assurer le triomphe puis le maintien du bien». Cette patrie nouvelle à laquelle rêve alors le jeune Trudeau ne peut que se réaliser à la suite d'une véritable révolution. Elle serait «catholique, française et laurentienne». Les biographes citent plusieurs documents à preuve des activités de ces révolutionnaires de salon, même s'ils avouent avoir parfois eu du mal à en démêler l'écheveau.
Cette position séparatiste éphémère n'est d'ailleurs pas très originale dans le milieu de l'époque dans la mesure où les Jeune-Canada, au début des années 30, et les Jeunesses patriotes des frères O'Leary, juste avant la guerre, avancent au grand jour des propositions très semblables et autrement mieux structurées. Le mouvement séparatiste éphémère auquel Trudeau aurait appartenu compte ses membres sur moins de deux mains et ne mène aucun programme d'action concret au quotidien.

L'écrivain Pierre Vadeboncoeur, ami de Trudeau depuis l'enfance et voisin de pupitre habituel tant à la faculté de droit qu'à la petite école, a fermement affirmé en entrevue au Devoir cette semaine n'avoir jamais entendu parler de ce bref épisode révolutionnaire dans la vie de son camarade. «Je lui parlais tout le temps. On revenait ensemble de l'université à pied. Il n'a jamais été question de ça. Il n'était jamais question non plus d'indépendance tout court. C'est venu bien plus tard.» Compagnon de Trudeau dans l'aventure de la revue Cité libre première manière, Vadeboncoeur deviendra, à l'amorce des années 60, un des opposants les plus farouches de Trudeau tout en conservant beaucoup de respect pour son ancien camarade.
Trudeau est-il favorable à une pensée très à droite avant 1945 ? À lire ses nouveaux biographes, force est de convenir que oui. Chose certaine, il lit, comme bien d'autres, Charles Maurras et Jacques Bainville, des piliers de l'Action française, ce mouvement d'extrême droite né au tournant du siècle et dont le journal à grand tirage est un organe de diffusion idéologique autant que le moyen d'expression d'un certain raffinement littéraire. À l'évidence, le jeune homme admire beaucoup la pensée de Maurras, dont les ouvrages suscitent chez lui des commentaires élogieux. «Maurras, écrit Trudeau, est inexorablement logique, et c'est un véritable délice de le voir partir de l'observation d'un fait pour en tirer les conséquences les plus implacables comme les plus justes.» Son appui aux thèses royalistes et antisémites de Maurras apparaît total.
Trudeau lit aussi Robert Brasillach, qui sera fusillé pour collaboration à la fin de la guerre. Il s'intéresse à Léon Degrelle, le chef du parti de droite ultracatholique belge. Trudeau reprend même à son compte, selon ses notes de lecture, certains des points de vue antisémites primaires des frères Jean et Jérôme Tharaud, des vues qu'il soutenait déjà, il faut le dire, à l'époque de ses études à Brébeuf, si on en juge par Dupés, une pièce de théâtre qu'il écrivit alors.
«Aucun article de Trudeau, écrivent ses biographes, aucune note ne témoigne d'une opposition quelconque à ce courant de pensée. Cependant, [...] il nous semble qu'on pourrait lui reprocher moins ses propos antisémites que son silence, son manque désolant de critique des points de vue franchement antisémites de son milieu, des auteurs ou des "héros" qu'il admire.»
Comme beaucoup de jeunes gens à l'époque, Pierre Trudeau, sévèrement secoué par les idéologies qui s'entrechoquent dans la brume des années 30, est sensible aux nombreux ratés de la démocratie. Le système ne lui semble pas devoir être défendu à tout prix tandis qu'il continue de manifester une profonde croyance en Dieu.
Le jeune homme ne semble négliger aucune lecture, tout occupé qu'il est alors à la recherche de fondements à «un homme nouveau», en rupture avec la société telle qu'elle va. Il s'attache ainsi à comprendre les mécanismes qui pourraient conduire sa société à une «révolution chrétienne». Ses lectures sont alors pour le moins bigarrées. Le spectre politique couvert par les révolutionnaires dont il interroge les écrits est en effet assez large : Léon Trotski, les Réflexions sur la violence du marxiste libertaire Georges Sorel, Curzio Malaparte et son Technique du coup d'État, De la guerre de Clausewitz, grand classique de la stratégie militaire, et bien d'autres choses encore.
Il s'intéresse même quelque peu à des tangentes de l'anarchisme où Bakounine et Proudhon apparaissent toutefois assez mal digérés, baignant dans une sauce marxiste assez sommairement délayée.
Rousseau, Platon et Aristote figurent aussi au programme de ses lectures. Pendant la guerre, Trudeau lit encore Jacques Maritain, sans grand enthousiasme toutefois, bien que ce penseur «personnaliste» de la gauche catholique deviendra une des principales influences de Cité libre.
En plus, le jeune homme s'intéresse d'assez près à la littérature si on en juge par ses notes de lecture : Virginia Woolf, André Gide, André Malraux, Jules Romain, Paul Valéry, Panaït Istrati, Emily Brontë. Cependant, Trudeau ne sera jamais un littéraire tel que le fut, très jeune, son ami Vadeboncoeur. Pour lui, écrire demeure un acte difficile et peu naturel qui demande sans cesse beaucoup d'efforts.
Ceux qui ont pu croire ou laisser entendre que Trudeau n'avait pas lu ses classiques seront à même de corriger le tir à la suite de cette nouvelle biographie.
À l'Université de Montréal, Trudeau fréquente entre autres Jean-Baptiste Boulanger, jeune étudiant à la faculté de médecine et collaborateur régulier, comme lui, du Quartier latin, le journal étudiant. Tenu pour un garçon extrêmement intelligent et cultivé, Boulanger a des positions radicales qui auront une forte influence sur la pensée en germe de Trudeau. Mais à la différence des articles de Boulanger, des textes auxquels Max et Monique Nemni s'attardent vraiment beaucoup, ceux de Trudeau au Quartier latin sont d'abord et avant tout pétris d'un ton badin qui le mène à traiter de ski alpin ou de voyages à motocyclette tout en signant à l'occasion, pour rire, un texte où il accole à son nom le titre de «Chevalier de la Roche ondine». De tous les articles de Trudeau au Quartier latin, un seul traite de la conscription, à laquelle il s'oppose, tout comme plus de 80 % de ses compatriotes et sans doute près de 100 % des étudiants. L'activité politique du Trudeau de l'époque, comme l'a déjà expliqué son ami Pierre Vadeboncoeur, tient alors essentiellement à l'univers privé. Et c'est au fond sur cet aspect privé que le livre de Max et Monique Nemni nous en apprend le plus.
Comme plusieurs de ses compatriotes, le jeune Trudeau croit que le maréchal Philippe Pétain, ancien héros de Verdun devenu caution française pour l'envahisseur nazi, est à même de sauver la France de l'effondrement consécutif à la défaite militaire de juin 1940.
Les perspectives qu'entretient alors Trudeau sur la politique internationale apparaissent tout à fait en marge du réel. Comme les plus farouches pétainistes -- dont le plus fier représentant au Québec est alors l'historien Robert Rumilly --, il estime en fait que c'est l'Angleterre qui a empêché une médiation avec l'Italie et l'Allemagne et qui a ensuite fait en sorte de précipiter le monde entier dans la guerre pour «que la France subisse tout le choc» !
Les précisions que tente d'apporter le couple Nemni sur la petite enfance bordée de richesses du jeune Trudeau sont moins intéressantes. Elles ne changent pas vraiment les perspectives qu'on avait de ce jeune fils de bourgeois bientôt en quête autant de lui-même que d'émotions fortes. Ainsi, si le petit Trudeau se fait effectivement reconduire en limousine au Collège Brébeuf, comme l'ont déjà mentionné d'autres de ses biographes, le coupe Nemni tient pour important de préciser que plusieurs petits voisins profitent aussi de cette automobile de luxe. Trudeau, plaident-ils, manifestera toute sa vie durant un grand détachement envers l'argent. «Il peut aussi bien rouler en Mercedes décapotable, écrivent ses biographes, que dormir dans une gare de chemin de fer, manger du caviar ou des spaghettis... Dans son système de valeurs, l'argent a très peu d'importance.»
Trudeau cherchera bientôt à vivre des situations impossibles en voyage, n'en ayant guère connu à demeure. Il souhaite se «prouver qu'on est en vie», pour reprendre ses propres mots. Tout cela manifeste ce type singulier d'affranchissement envers l'argent que permet justement le fait d'en posséder beaucoup...
Par ailleurs, cette biographie ne questionne pas un certain nombre de clichés, qu'elle prend pour une assise forcément solide. Ainsi, l'idée selon laquelle les Canadiens français forment à l'époque une société bien différente des autres en Amérique puisqu'elle vit «sans grand contact avec le monde» est reprise par le couple Nemni. Divers travaux ont pourtant montré que le caractère singulier de cette société est bien moins grand qu'on a pu le croire et qu'on l'a ensuite répété sur la seule foi de cette croyance.


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