Les Québécois, une simple minorité nationale du Canada!

Chronique de Claude Bariteau



Au cours des dernières semaines, au Canada et au Québec, nous avons eu droit à une démonstration des plus vivantes des thèses de Benedict Anderson (1991). Selon cet auteur, les nations sont des collectivités politiques imaginées et limitées géographiquement. Elles ont, comme rêve, celui d'être libres, ce qui implique qu'elles soient souveraines. Or, toujours selon Anderson, cette souveraineté, au cours des deux derniers siècles, veut dire avoir un État souverain reconnu par d'autres États souverains, donc d'être un pays.
Tout le débat amorcé par le Bloc québécois et le Parti libéral du Canada, section Québec, a conduit à se demander si les Québécois et les Québécoises forment une nation de ce type. À l'évidence, ce n'est pas le cas. Seul le Canada est un État souverain reconnu. Alors, que pouvait être la nation québécoise? N'importe quoi, sauf une nation comme la canadienne. Aussi a-t-on avancé qu'elle s'apparentait à celles des Acadiens et des peuples autochtones ou, plus prosaïquement, qu'il s'agissait d'une nation sociologique. Et, dans les deux cas, cette nation devenait tantôt inclusive, tantôt non.
Or, à l'échelle internationale, on ne peut pas être n'importe quoi lorsque le mot «nation» est accolé à une population. On est une nation souveraine ou une minorité nationale. Ça, ça ne s'est pas dit dans les médias ou dans les parlements canadiens. Le motif est simple. Par définition, les minorités nationales s'inscrivent dans le registre du droit à la protection, et les nations souveraines, dans celui du droit des peuples à l'autodétermination, donc à la formation de leur propre État. C'est d'ailleurs ce qui explique que les nations minoritaires aient une propension à revendiquer des droits alors que les autres n'ont de cesse de vouloir construire leur État souverain.
En votant une motion selon laquelle les Québécois et les Québécoises forment «une nation dans un Canada uni», les parlementaires canadiens ont fait de cette nation une simple minorité nationale du Canada. Ils ont surtout soigneusement évité de discuter des implications juridiques, politiques et constitutionnelles de leur motion. Aussi, en appuyant cette proposition, les «bloquistes» ont dû affirmer, leur chef en tête, que la Chambre des communes reconnaissait cette nation et que celle-ci s'inscrivait dans le registre du droit des peuples à l'autodétermination externe, qui est de se constituer en État souverain.
Comme le sens des votes exprimés renvoie à des visions diamétralement opposées de la nation, on a pensé que ces parlementaires avaient voté en même temps pour une chose et son contraire. En quelque sorte, ils auraient appelé un chat un éléphant ou un éléphant un chat, les deux se trouvant néanmoins «dans un Canada uni».
Pas un progrès
À mon avis, ce n'est pas si simple. Même si des souverainistes, du Bloc comme du Parti québécois, ont soutenu la thèse de la nation souveraine, y voyant un gain sémantique, cela ne change pas la donne canadienne et l'ordre international. Toutefois, parce que des souverainistes l'ont dit et que le mot «nation» en anglais veut dire «pays», tout s'est compliqué.
Le méli-mélo à la Chambre des communes a irradié au Canada et au Québec. Les Canadiens n'ont guère apprécié que la nation des «bloquistes» se retrouve dans leur magasin de porcelaine. Au Québec, les gens se sont reconnus dans la nation des «bloquistes», car ça fait des siècles que certains rêvent de devenir indépendants. Alors que la Chambre des communes accole, pour une première fois, le mot nation à celui de Québécois, ceux-ci se sont dit que leur nation n'a surtout pas un statut minoritaire.
Mais en se pensant une «nation», les Québécois ne se sont pas rendu compte qu'ils étaient minorés. Ça leur a totalement échappé. D'autant plus qu'à l'Assemblée nationale, tous les chefs de parti ont vu dans la motion canadienne un progrès. Cela dit, ils prirent tout de même la peine de définir leur nation comme étant celle de tous les Québécois et toutes les Québécoises résidant sur le territoire du Québec.
Par contre, lorsqu'est venu le temps de souligner l'événement, les parlementaires ont eu quelques difficultés. Après des tergiversations, ils ont déclaré que la motion de la Chambre des communes ne saurait diminuer les droits inaliénables de la nation québécoise, ses pouvoirs constitutionnels et ses privilèges.
Convenons que cette position est défensive! Elle s'apparente à celle que prennent les minorités nationales en pareille circonstance. Elle révèle, somme toute, que la motion de la Chambre des communes indispose les parlementaires de l'Assemblée nationale au point qu'ils ont cherché à s'en protéger, confirmant ainsi que leurs pouvoirs s'inscrivent dans le registre du droit des minorités nationales.
Tout dépend de qui construit
Que retenir de tout cela? D'abord que la nation est une réalité construite et qu'en cette matière, tout dépend de celui qui la construit. Si c'est le parlement d'un État souverain, comme le Canada, il affirmera qu'il constitue la seule nation souveraine et que les autres nations sur son territoire ne sont, par définition, que des minorités nationales.
Par contre, quand un peuple aspirant à l'indépendance n'a pas d'État, deux possibilités différentes peuvent être conçues: une minorité nationale, ce qu'affirment implicitement le Parti libéral du Québec et l'Action démocratique du Québec en définissant l'avenir de la nation québécoise dans un Canada uni, ou une nation souveraine, ce que le PQ et le parti Québec solidaire disent souhaiter.
Bien sûr, on peut raffiner ces possibilités. Mais qu'une minorité nationale soit civique, ethnique ou je ne sais quoi, elle demeure une minorité nationale, et qu'une nation souveraine soit multisociétale ou multinationale, elle demeure une nation souveraine. Ce sont là les deux seules possibilités reconnues en droit international.
Pour un peuple, accepter le statut de minorité nationale, ce que fait objectivement le peuple québécois en refusant l'indépendance, c'est accepter de se placer dans une position de protection dans sa relation avec l'État canadien. Une telle position a comme particularité de laisser au protecteur tout l'espace pour laisser rêver ce peuple et en faire ce qu'il veut si celui-ci se met à taper du pied et à revendiquer. Dans cette relation, le protecteur est avantagé et permettra que ce peuple exprime sa position minoritaire de diverses façons afin qu'il puisse se sentir heureux d'être minoritaire.
Bloquer le Québec
Un peuple qui veut constituer son État souverain doit s'affranchir de cette relation de protection à l'aide des moyens à sa disposition. Dans les sociétés occidentales, les moyens les plus valorisés, soit l'élection et le référendum, nécessitent un soutien majoritaire. Ce point, très important, n'a pas fait l'objet de discussion. Pourtant, les visées de la motion de la Chambre des communes ciblaient surtout le recours à ces moyens. C'est la deuxième chose à retenir: la motion sur la nation québécoise cherchait à bloquer les velléités du Québec à mettre en oeuvre des moyens pouvant conduire à la sécession.
Pour le comprendre, il faut se rappeler que: 1) la Loi sur la clarté de Stéphane Dion reprenait une proposition faite par Stephen Harper en 1996 pour empêcher la sécession du Québec; 2) la motion de Stephen Harper sur la nation québécoise a été concoctée avec l'aide de Stéphane Dion, l'un et l'autre ne voulant surtout pas accoler le mot politique à la nation québécoise.
Puis, peu avant son adoption, quelque chose d'inédit s'est passé: le président du Conseil privé de sa Majesté, Michael Chong, a démissionné. Le motif: il considérait inacceptable de définir les Québécois et les Québécoises comme une nation ethnique.
On sait que le concept de nation ethnique est aux antipodes de ce qu'avancent tous les partis au Québec. Alors pourquoi diable cette Chambre des communes a-t-elle implicitement qualifié ainsi la nation québécoise? La réponse est dans le «Renvoi relatif à la sécession du Québec» (20 août 1998) et dans la Loi sur la clarté (2000). Dans son renvoi, la Cour suprême ne définit pas la nation québécoise et, dans la Loi sur la clarté, seules les provinces sont reconnues comme pouvant faire sécession.
Dès lors, en adoptant la motion du chef du Parti conservateur, la Chambre des communes s'est donné un outil qui lui servira lorsqu'elle devra soupeser, à la lumière de la Loi sur la clarté, le soutien obtenu lors d'un référendum. Elle a maintenant entre les mains une définition de la nation québécoise rendant irrecevable, car ethniquement fondé, tout vote favorable à l'indépendance du Québec et justifiant une éventuelle partition, position qu'a toujours soutenue Stephen Harper et que confirment ses récents propos sur la présence de cette nation sur une partie seulement du territoire du Québec.
Avec cette motion du tandem Harper-Dion, ce qui est en cause est l'accès du peuple québécois à l'indépendance.
Claude Bariteau : Anthropologue

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Claude Bariteau est anthropologue. Détenteur d'un doctorat de l'Université McGill, il est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université Laval depuis 1976. Professeur engagé, il publie régulièrement ses réflexions sur le Québec dans Le Devoir, La Presse, Le Soleil et L'Action nationale.





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