Leur rencontre remonte à 1936. Elle a lieu chez Blanche d’Alessandri, une ancienne « étoile » de l’Opéra, qui dirige une des écoles de danse les plus réputées de Paris, du côté de Pigalle. Lucie Almansor, morte dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 novembre à l’âge de 107 ans, fait alors partie des élèves. C’est là que la jeune femme de 23 ans est repérée par Louis-Ferdinand Destouches, un médecin généraliste de dix-huit ans plus âgé qui, fasciné par les danseuses, a obtenu l’autorisation d’assister à quelques cours. Elle tombe vite sous le charme. « Un Gatsby nonchalant, habillé avec soin, d’une beauté incroyable », se souviendra-t-elle, des décennies plus tard, pour décrire celui qui s’apprêtait alors à sortir son deuxième roman, Mort à crédit, quatre ans après avoir fait une entrée retentissante en littérature avec Voyage au bout de la nuit, prix Renaudot 1932, publié sous le pseudonyme de Céline, le prénom de sa grand-mère maternelle.
Leur vie commune durera vingt-cinq ans. Elle s’ouvre dans le Paris de l’avant-guerre et de l’Occupation, où Céline s’épanouit désormais dans la rédaction de pamphlets antisémites. Elle bascule le 17 juin 1944, onze jours après le Débarquement allié en Normandie, quand les deux époux – ils se sont mariés un an plus tôt – sautent dans un train, gare de l’Est, pour se réfugier en Allemagne avec les derniers rescapés de la collaboration. Elle se prolonge au Danemark, où le couple reste près de six ans, dont dix-huit mois en prison pour l’écrivain. Elle s’achèvera en France, où ils rentrent en 1951 à la faveur d’une loi d’amnistie, et où Céline passera ses dix dernières années.
« Je l’ai suivi, j’ai partagé son sort sans réfléchir », dira Lucette Destouches à propos de ces années d’exil et d’opprobre, auxquelles elle ne s’était pas préparée. La réduire à ce rôle subalterne de « femme de » serait pourtant injuste. Car Lucette Destouches, durant ses vingt-cinq années passées au côté d’un des plus grands écrivains du XXe siècle, continua une carrière de professeure de danse. Ce fut notamment le cas à Sigmaringen, d’octobre 1944 à mars 1945, lors de ce « pittoresque séjour » dans le sud de l’Allemagne raconté par Céline dans D’un château l’autre, pendant lequel elle s’évertua à partager sa passion pour les danses orientales avec quelques épouses et filles de gloires déchues de la collaboration.
C’est cependant à Meudon, près de Paris, dans le pavillon de la route des Gardes où le couple s’installe au début des années 1950, que Lucette Destouches s’épanouira le plus. Certes, elle comprend qu’elle ne réalisera jamais son rêve d’être engagée à l’Opéra, malgré l’insistance de son mari, qui ira jusqu’à solliciter le cabinet d’André Malraux, alors ministre des affaires culturelles, pour plaider la cause de son épouse. Mais ses « cours de danse classique et de caractère », comme on peut le lire sur leur boîte aux lettres, attirent du monde. Adepte des réveils tardifs, « Madame Céline » est souvent encore dans son bain moussant quand débarquent ses élèves. Parfois, celles-ci croisent le regard de son mari, qui les guette « au bas des marches », tel un « Cerbère dévorant », comme celui-ci le confiera dans une lettre à l’éditeur Claude Gallimard.
Après la mort de l’écrivain, le 1er juillet 1961, une nouvelle vie commence pour celle dont le veuvage sera plus long que le mariage. Unique ayant droit d’une œuvre aussi profuse que sulfureuse, Lucette Destouches en sera la parfaite gardienne du temple. Dans les années 1960, elle participe ainsi, avec l’avocat François Gibault, à l’édition de Rigodon, manuscrit inachevé qui sera publié en 1969. Fidèle à la promesse de son mari, elle veillera également à empêcher les tentatives de réédition des écrits antisémites de celui-ci, ce qui lui vaudra d’être qualifiée de « veuve pilon » par le quotidien Libération… Bagatelles pour un massacre (1937), L’Ecole des cadavres (1938), Les Beaux Draps (1941) ? Des textes qui « ne nous ont apporté que des malheurs », « n’ont plus de nos jours de raison d’être » et « détiennent un pouvoir maléfique », dira-t-elle pour justifier son refus de les republier.
Fidèle à la promesse de son mari, elle veillera à empêcher les tentatives de réédition des écrits antisémites de celui-ci, ce qui lui vaudra d’être qualifiée de « veuve pilon » par le quotidien « Libération »…
« Tout au long de ma vie sans Céline, j’ai voulu le défendre, et ça a été mon unique et immense force », expliquera Lucette Destouches, au soir de sa vie. Souvent méfiante à l’égard des journalistes, celle que son époux compara un jour à une « Ophélie dans la vie » et à une « Jeanne d’Arc dans l’épreuve » se faisait un plaisir, en revanche, à ouvrir ses portes et ses souvenirs à des artistes ou des passionnés de l’œuvre de Céline avides de confidences. Autour d’une coupe de champagne ou d’un homard, son péché mignon, elle reçut ainsi, jamais loin de son perroquet, tout un aréopage hétéroclite allant des réalisateurs Abel Gance, Sergio Leone ou Christophe Malavoy à l’acteur Jean-François Stévenin, en passant par les chanteurs Georges Moustaki, Charles Aznavour, Françoise Hardy et même, une fois, les membres du boys band 2Be3…
Interrogé par Le Journal du dimanche, en 2012, sur le rôle qu’elle joua dans la vie de Céline, l’académicien Frédéric Vitoux, biographe de l’écrivain, répondit ceci : « Elle l’équilibrait. Elle était la femme de silence qui le rattachait au réel, au-delà de la création cauchemardesque. (…) Lucette l’a suivi au bout de l’enfer avec un amour, une admiration et une affection absolus. Elle était un contrepoint à son voyage au bout de la nuit, un pôle de grâce et de poésie, (…) un miracle de lucidité dans un océan de mensonges. » A la même question, Lucette Destouches aimait répondre : « Je ne cherchais pas le bonheur avec lui, j’aspirais simplement à le rendre moins malheureux. »