Société, éducation, tourisme... Pourquoi ça va rester compliqué, même après le confinement

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Un déconfinement progressif qui sera complexe

Cet article est à retrouver dans le magazine n°1204 en kiosques cette semaine "Santé, économie, alimentation... Déconfinement ou pas, pourquoi c'est parti pour durer", disponible en ligne pour seulement 1,99 euros (afin de mieux survivre à votre confinement).


Au risque de doucher quelques espoirs, il ne devrait pas y avoir beaucoup de fiestas organisées pour célébrer la fin du confinement. Pas d’après-midi piscine pour exposer ses abdos de fer endurcis grâce à d’innombrables heures de sport en appartement, ni de bécots à pépé et mémé pour sceller de chaleureuses retrouvailles, ni de bacchanales en grande tablée. Non. Et pour une raison toute simple. Comme l’a rappelé en début de semaine Martin Hirsch, le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, en optant pour la stratégie du confinement, « la proportion de la population immunisée, protégée, qui porte des anticorps, est aujourd’hui faible. On l’a voulu. Mais si on lâchait les vannes, c’est une population pas plus protégée qu’il y a un mois qui serait exposée au virus ». Sans vaccin opérationnel ni traitement reconnu, un déconfinement « sec » déboucherait inévitablement sur une nouvelle vague épidémique. Problème, il faudra attendre un certain temps avant de pouvoir compter sur des solutions pérennes. Car si plusieurs traitements sont aujourd’hui en phase de test, ils ne devraient pas être validés avant plusieurs mois. Quant à la possibilité de fabriquer un vaccin, les plus optimistes penchent pour une diffusion d’ici à l’automne 2020.


A quoi doit-on donc s’attendre ? La réponse est peut-être à trouver en Italie. Dimanche 5 avril, dans un entretien accordé aux quotidiens Il Corriere della Sera et La Repubblica, le ministre de la Santé, Roberto Esperanza, a évoqué pour son pays le scénario d’entrée en « phase 2 », synonyme pour lui de « coexistence avec le virus ». Il pourrait prendre effet le 16 mai si « l’évolution [de la pandémie] ne change pas ». Et devrait s’articuler autour de cinq principes : le port du masque généralisé ; le respect scrupuleux des mesures de « distanciation sociale » qui rassemble tous les gestes barrières ; un dispositif d’hôpitaux consacrés exclusivement au Covid-19 pour empêcher un éventuel retour du virus ; un dépistage généralisé de la population et la mise en place d’une application sur smartphone pour cartographier et géolocaliser les malades diagnostiqués. Ces méthodes éprouvées en Corée du Sud ou encore à Taïwan ont permis de maîtriser rapidement l’épidémie et de limiter le nombre de décès. Des principes efficaces mais pas infaillibles. Singapour, qui avait pourtant réussi à contenir l’épidémie en les appliquant, vient de décider de passer au confinement de sa population en raison d’une hausse des cas d’infection ces derniers jours.


Pour la France, cette stratégie soulève deux gros problèmes : le manque de masques de protection et de tests disponibles. Faute de stock nécessaire, la France s’est rapidement retrouvée à court de masques au début de l’épidémie pour les personnels soignants. Si la situation s’est quelque peu améliorée depuis, elle reste encore très tendue. Difficile dans ces conditions d’imaginer l’ensemble de la population française masquée et gantée… Reste le système D, avec la fabrication de masques en tissu faits maison. Quant aux dépistages massifs, il va falloir attendre encore un peu. Même si le ministère des Armées vient d’annoncer financer à hauteur de 1 million d’euros un projet de test de dépistage porté par une petite société bretonne, réalisé en seulement quinze minutes, l’après-confinement n’aura rien d’un dîner de gala. Alors que l’Allemagne dépiste entre 300 000 et 500 000 personnes toutes les semaines, Olivier Véran, le ministre de la Santé, escompte, lui, une montée en puissance de « 30 000 tests supplémentaires par jour au mois d’avril, 60 000 au mois de mai et plus de 100 000 tests par jour au mois de juin ». Insuffisant pour prétendre avoir une vision globale du nombre de personnes immunisées. En attendant, interdiction de se serrer la main, de s’embrasser. Reste une inconnue que personne n’a tranchée : les déplacements. Pour changer de région, va-t-on devoir se munir d’un « laissez-passer », comme au Moyen Age ?


De la prestigieuse Ecole polytechnique aux plus modestes formations de management, tous les établissements d’enseignement supérieur se retrouvent à égalité, ou presque, devant l’urgence sanitaire : les mesures de confinement décidées par le gouvernement en raison de l’épidémie de coronavirus contraignent en effet ceux qui recrutent sur concours à bouleverser leurs plans. Un comité de pilotage a été mis en place par le gouvernement pour déterminer la marche à suivre : calendrier, critères de passation, aménagement des épreuves… A sa tête, Caroline Pascal, chef de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche. « L’idée du comité de pilotage est d’arriver à une vision concertée et convergente des concours plutôt que de faire du cas par cas, explique-t-elle. Nous échangeons avec les écoles pour connaître leurs propositions et leurs besoins, afin d’opérer des arbitrages. » Le comité a réuni 48 chefs d’établissement le 31 mars afin de recueillir les propositions et les besoins des écoles. Un groupe technique formé par des inspecteurs généraux et des fonctionnaires de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) travaille désormais sur la mise en place d’une organisation avant de soumettre des scénarios à Jean-Michel Blanquer et Dominique Vidal, ministres de l’Education et de l’Enseignement supérieur. Une tâche complexe : les établissements utilisent fréquemment les mêmes locaux pour organiser leurs concours, et parfois les mêmes jurys pour les corriger.


Et la situation reste très mouvante : « Les calendriers que les écoles nous ont transmis dépendent bien sûr fortement de la crise sanitaire, de la date de fin du confinement et de la méthode choisie, précise Caroline Pascal. Il reviendra au ministère de trancher entre les plusieurs scénarios que nous lui présenterons. » De grandes tendances se dégagent néanmoins : les formations qui recrutent juste après le bac ont pour beaucoup décidé de supprimer leurs épreuves écrites au profit d’une sélection par dossier : c’est le cas des instituts d’études politiques (IEP) de province, mais aussi du concours Sésame des écoles de commerce. Du côté des concours de l’administration, de l’enseignement mais aussi de médecine ou des écoles d’ingénieurs, les sessions ont généralement été reportées de quelques semaines mais sont maintenues. Enfin, les établissements destinés aux étudiants sortant de prépa choisissent souvent de supprimer leurs oraux afin de permettre à leurs futurs élèves de bénéficier d’une rentrée « classique » en septembre ou octobre.


Comme un soulagement général : denrées alimentaires et produits de première nécessité sont de nouveau dans les rayons et sur les étals après de brèves pénuries. Mais demain ? Si l’approvisionnement cessait ? Si les transporteurs, à l’unisson du mot d’ordre syndical, exerçaient leur droit de retrait ? En dépit des discours rassurants du gouvernement pour éviter à bon droit des phénomènes de panique, le risque de pénurie alimentaire est-il vraiment anticipé ? « Les supermarchés n’ont que trois jours de stocks », alerte Stéphane Linou. Locavore de la première heure, cet élu de Castelnaudary (Aude) a conceptualisé la « résilience alimentaire ». L’enjeu : l’autonomie des territoires. Si l’Etat demeure vigilant sur les besoins en eau, en assainissement ou en énergie, il s’en remet au marché pour l’alimentaire. « Seuls 2 % des produits vendus dans les aires urbaines sont locaux, nous vivons sous perfusion des grandes surfaces, déplore Linou. La production et l’approvisionnement alimentaires ne sont pas analysés comme des risques stratégiques, or la sécurité alimentaire constitue l’un des piliers de la sécurité nationale. » Et d’alerter : en cas de rupture de la chaîne, « le continuum sécurité-défense serait mis sous tension ». Lors des émeutes de la faim en 2008, à l’étranger, il a fallu, en dernier recours, faire appel à l’armée pour maintenir l’ordre.


Crucial, cet enjeu n’avait pas sa place au Parlement avant que Françoise Laborde ne s’y attelle. Sénatrice radicale de la Haute-Garonne, elle a déposé au printemps 2019 une proposition de résolution faisant suite à l’enquête menée par Linou sur la résilience alimentaire : « Assurer un niveau minimal de sécurité d’approvisionnement alimentaire est un devoir pour les autorités, nous devons nous interroger sur la souveraineté et la sécurité nationales », insiste-t-elle. « C’est une question dont la probabilité est faible, mais dont le risque est majeur », lui accordait le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, en mai 2019. Réponse similaire de son homologue à l’Agriculture : « L’alimentation fait partie des secteurs d’activité d’importance vitale », reconnaissait Didier Guillaume en décembre, lors de l’examen de ladite résolution. Nuançant cependant : « Il est important que ce débat sur la résilience alimentaire ait pu avoir lieu, quelle que doive être l’issue du vote. » Seize voix manquèrent. Et la proposition défendue par la sénatrice – renvoyée « à l’époque de Staline » par Les Républicains – d’être rejetée.


Depuis, le Covid-19 s’est abattu sur la planète. « On a des réserves pour quelques jours, mais que va-t-il se passer demain ? », s’inquiètent Laborde et Linou, alors que les syndicats ont appelé les routiers à exercer leur droit de retrait. « L’agriculture française est suffisamment diversifiée pour parvenir à une quasi-souveraineté alimentaire », veut rassurer un conseiller de Didier Guillaume, qui ne dispose pas de données chiffrées sur le stock alimentaire disponible en surfaces de vente. « Les magasins sont réapprovisionnés tous les jours, aucune pénurie n’est à prévoir », affirme la Fédération du commerce et de la distribution, sans pour autant connaître leur autonomie moyenne. Quid en cas de rupture logistique ? « Le transport routier de marchandises s’est réduit mais les approvisionnements continuent », souligne l’entourage de Jean-Baptiste Djebbari, qui se dit vigilant quant à la sécurité sanitaire des personnels – fret compris. Le ministère écarte tout risque de pénurie. Sans toutefois répondre sur l’existence d’un plan d’urgence au cas où. Ils n’ont pas de chiffres, mais se veulent tous rassurants.


Pensant à l’après, Françoise Laborde a écrit à Emmanuel Macron dès le 24 mars, pour constituer « un groupe de travail pluridisciplinaire » et ainsi « poser les bases d’une résilience alimentaire territorialisée, articulée à l’ordre public, accompagnée par un Etat stratège et localement facilitateur ». Si l’Elysée ne lui a pas encore répondu, le ministère de l’Agriculture lui a assuré que c’était « dans les tuyaux ». Il est temps.


Il devait y avoir le feu sur les planches et dans les coulisses. Dix jours seulement après le début du confinement, le ministère de la Culture annonçait des mesures de sauvetage pour venir en aide aux artistes et auteurs : fonds de solidarité, report des loyers, possibilité de chômage partiel… Le véritable défi : prendre en compte la pluralité des cas de figure, la diversité de l’écosystème du spectacle vivant et éviter l’écueil de mesures trop générales qui pénaliseraient certaines structures. Pourquoi reconstruire le spectacle vivant ? Thomas Jolly, directeur du Centre dramatique national d’Angers, analyse l’isolement forcé comme révélateur de l’importance du maillage culturel, lien social essentiel. « Après la Seconde Guerre mondiale, une politique culturelle unique de décentralisation a vu le jour ; la sidération que nous vivons actuellement pourrait provoquer un sursaut du même ordre… » Des appels aux dons (demande au public de ne pas se faire rembourser, par exemple) ont aussi été lancés, même si la solidarité individuelle ne peut compenser des mesures centralisées. Le spectacle vivant respire au rythme des saisons, et les répercussions de ce printemps se feront sentir à retardement. La situation appelle peut-être à une réinvention générale du modèle : à l’Etat de garder en mémoire l’importance de la culture comme service public.


Manifestement, la promesse d’un retour au plein-emploi d’Emmanuel Macron a du plomb dans l’aile. A 8,1 % fin 2019, le taux de chômage avait pourtant atteint son plus bas niveau depuis 2008. Las, la crise sanitaire du coronavirus et les blocages économiques qui en découlent viennent balayer d’un revers de main les espoirs affichés. « Je ne vois pas comment on pourra rester en dessous de 10 % de chômage en 2020 », annonce Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). En première ligne : les titulaires de contrats précaires. Ceux-là font déjà office de variable d’ajustement pour les entreprises en difficulté. « Ce sont des contrats avec des risques importants de non-renouvellement », confirme l’économiste. Le nombre de personnes concernées n’est pas négligeable : la part des CDD et contrats d’intérim représente près de 14 % de l’emploi en France, selon la direction générale du Trésor ; et celle des contrats de moins de trois mois – les plus en danger – près de 5 %, selon l’Insee.


Ensuite, coup de frein sur le commerce international oblige, certains secteurs de l’économie commencent à faire les comptes et les mécomptes selon une perspective allant bien au-delà du temps du confinement. Des noms ? « L’hébergement, la restauration, l’événementiel, l’aérien, voire l’automobile », répond Mathieu Plane. Sans oublier toutes les filières dépendantes « d’une chaîne de production mondiale dont les capacités vont souffrir à cause des difficultés d’approvisionnement liées aux règles de confinement propres à chaque pays », ajoute-t-il.


Plus globalement, une baisse de l’activité économique de plus d’un tiers – comme c’est le cas en France actuellement – ne peut être sans conséquence sur la santé des entreprises. Et les factures différées et autres reports de charges et d’impôts mis en place par le gouvernement ne leur feront pas sortir la tête de l’eau. « Tout cela, ce sont des dettes qui courent, et qui temporisent les impasses de trésorerie, sans les annuler », estime Olivier Passet, économiste de Xerfi Canal, dans une chronique récente.


En outre, ces mesures ne permettront pas de récupérer les revenus perdus. Dès lors, « les entreprises les plus fragiles ne pourront éviter la cessation d’activité », pense l’économiste Michel Didier, président du comité de direction de Rexecode. D’autres vont connaître de lourdes pertes d’exploitation, et « il est très probable qu’à court terme les entreprises révisent en baisse ou reportent des projets d’investissement, puis resserrent les coûts », ajoute-t-il. Avec le risque de plans de licenciements si le confinement venait à durer.


A moyen terme, plusieurs mécanismes devraient toutefois limiter la hausse du taux de chômage. D’abord, le dispositif dit de « chômage partiel » qui s’applique depuis la mi-mars et qui concerne déjà 5 millions de salariés. Et puis, il faut un peu compter sur l’effet euphorisant de la sortie, sur la fièvre acheteuse. La consommation – déjà réduite de 35 % selon l’Insee – pourrait reprendre. « Comme l’Etat a pris le parti de sauvegarder les revenus des ménages, on va se retrouver en sortie de crise avec un niveau d’épargne historiquement élevé », pointe Mathieu Plane. Une épargne qui, si elle est consommée, sera un « très fort générateur de relance », estime l’économiste de l’OFCE. Et donc d’une baisse du chômage ? Pas si sûr. En effet, « la fin du confinement ne sera pas du tout binaire, explique Michel Didier. On va vraisemblablement “déconfiner” petit à petit : certaines entreprises vont retravailler vite, d’autres non. L’économie va donc mettre du temps à refonctionner normalement ». Pas assez pour renouer avec l’embellie de l’emploi de l’année passée.


Gare à l’effet boomerang. Une fois le déconfinement prononcé, un certain nombre d’entreprises pourraient se trouver rapidement en risque de faillite. Car les dispositifs d’aide mis en place par le gouvernement ne prévoient qu’un report des paiements, pas une annulation. L’impôt sur le revenu devra bien être déclaré au 12 juin, et les cotisations sociales, suspendues en mars et avril, restent dues. De plus, l’exécutif a pour l’instant décidé de procéder à l’annonce des reports mois après mois. En théorie, dès mai, les employeurs pourraient devoir régler la facture. « Ça va être une hécatombe, alerte Patrick Liebus, le patron de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb). Les artisans ont des frais à rembourser, alors que les chantiers n’avancent pas. » Sans compter que l’accompagnement de l’Etat n’est pas toujours à la hauteur des espérances. Exemple avec les loyers d’entreprise. Le 16 mars, lors de son allocution télévisée, Emmanuel Macron promettait que « les loyers [professionnels seraient] suspendus ». Sauf que dans l’ordonnance entrée en vigueur le 25 mars, il n’est plus question de tout cela. Seuls les « pénalités financières ou intérêts de retard » sont annulés. L’explication est limpide : si la loi peut en théorie porter atteinte aux contrats en cours pour des motifs d’intérêt général, les bailleurs impayés auraient pu porter plainte contre l’Etat pour spoliation de leur créance. Avec de fortes chances de gagner. Brigitte Le Cornet, présidente de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) de Bretagne, reconnaît que cette solution n’était pas forcément la plus adaptée : « Il y a des petits bailleurs qui n’ont que ces revenus, on comprend très bien qu’ils aient besoin de cet argent. »


Autre « hic », de nombreuses entreprises ne pourront pas bénéficier du fonds de solidarité mis en place. « Chez nous, on pensait que 80 % des entreprises y auraient accès, et ce n’est que 30 % », détaille Brigitte Le Cornet. Pour accéder à cette aide pouvant aller jusqu’à 3 500 €, réservée aux TPE de dix salariés ou moins, il faut justifier d’une baisse du chiffre d’affaires d’au moins 50 % entre mars 2019 et mars 2020. Exit, par exemple, les sociétés nouvellement créées. De quoi angoisser les malchanceux qui venaient de reprendre une affaire. « J’ai eu un entrepreneur en larmes au téléphone, raconte la dirigeante de la CPME. Il vient de reprendre un restaurant, il y a deux mois. Il me dit qu’il va se retrouver à la rue. C’est terrible. » Face à ces cas dramatiques, Patrick Liebus ne voit qu’une seule solution : « Il faudra transformer certains reports en annulations de charges, j’en ai parlé en haut lieu. » A bon entendeur…


Fondatrice de Qapa, une plate-forme d’intérim en ligne, la brune Stéphanie Delestre s’était préparée à basculer en télétravail avec ses 100 salariés dispatchés entre Paris, Grenoble et Bordeaux. « Agiles, nous étions tous équipés d’ordinateurs portables et d’un serveur solide. » Depuis le 16 mars, pourtant, cette pétulante quinqua ne dort plus, « la trouille au ventre ». Elle a beau discuter à distance mais en temps réel avec ses collaborateurs pour les motiver, ses geeks se sentent plus stressés que lorsqu’ils communiaient sur leur open space. Surtout, Qapa confinée a commencé par perdre… 90 % de son chiffre d’affaires ! « Un vertige, confie-t-elle, des clients fidèles, dans l’industrie, l’hôtellerie, les centres d’appels se recroquevillaient comme des escargots dans leur coquille. Nous avons alors prospecté dix-huit heures par jour la logistique, la grande distribution. » Bonne pioche ! Pour pallier le début de panique alimentaire des Français, l’absence des salariés s’occupant de leurs enfants, ces secteurs ont nationalement réclamé des milliers d’intérimaires chauffeurs, caristes, personnels de mise en rayon, jusqu’à 800 pour une enseigne ! Une bouée pour Stéphanie qui craint toutefois d’être payée avec retard par certains clients, un mal français…


Cette « trouille au ventre » gagne des fondateurs d’ETI prospères dans le BTP. PDG dans les Hauts-de-France de Portalis, 300 salariés, Jean-Marie Saniez rêve de relancer ses chantiers de clôture, notamment celui de Roland-Garros. Las, il dépend de ses donneurs d’ordres, tel Vinci, et galère pour équiper ses compagnons de masques dont le prix flambe. « Je ne sais pas non plus où les loger, depuis que les hôtels ont fermé », s’épanche-t-il. Dans les Deux-Sèvres, François Asselin a, lui, divisé par trois le nombre de ses charpentiers d’art présents dans ses trois ateliers. Ces derniers préparent la reprise, en ajustant des croisées à la française. « Nous avions un vieux stock de masques. Dès qu’il sera épuisé, il faudra s’arrêter », relève le président de la CPME. Aussi, pour aider les petits patrons et les indépendants dont les revenus personnels s’évaporent, son organisation propose de leur restituer jusqu’à 2 500 € de cotisations retraites. « Les réserves du CPSTI [Conseil de la protection sociale des travailleurs indépendants] excèdent 17 milliards d’euros, nous pouvons nous le permettre », justifie Asselin. Une bouffée d’oxygène.


Les hôteliers scrutent toujours le ciel. Cette fois, pas pour y déceler un été ensoleillé mais pour invoquer les forces guérisseuses. Le coronavirus doit faire ses valises le plus tôt possible et surtout ne plus revenir. Un miracle ! La fermeture des frontières sape déjà largement leurs espoirs de voir des étrangers revenir en France durant la période estivale. Dès lors, le secteur s’apprête à subir de lourdes pertes. « Cet été, notre chiffre d’affaires sera borné au marché national », assure Quentin Michelon, délégué général de l’Ahtop, une association qui fédère les professionnels de l’hôtellerie et du tourisme. « Par exemple, aucune clientèle américaine ou chinoise n’est attendue », ajoute-t-il. « Le retour de la clientèle internationale en France demandera plusieurs mois », confirme Gérard Brémond, le président de Pierre & Vacances Center Parcs. Comprendre : le déconfinement des Français pourra longtemps cohabiter avec le confinement des touristes.


L’impact économique sera significatif : la France est la première destination touristique mondiale et les dépenses de voyages des étrangers y représentent 57 milliards d’euros par an. La balance commerciale du tourisme (les dépenses de voyages des étrangers en France moins les dépenses des Français à l’étranger) est même excédentaire de près de 17 milliards d’euros, selon les douanes. C’est un des rares secteurs à contrebalancer le déficit commercial français.


Parmi les acteurs du tourisme, les plus affectés devraient être ceux de l’hôtellerie dans les milieux urbains, qui accueillent habituellement beaucoup de touristes d’affaires et de visiteurs étrangers. Au doigt mouillé, certains adhérents de l’Ahtop tablent sur des taux d’occupation « de 20 à 30 % en juillet et août », explique Quentin Michelon.


Seule éclaircie à espérer cet été : une embellie du tourisme national après des mois de confinement. Deux raisons pourraient favoriser ce rebond : d’une part, « les gens ne seront pas partis en vacances depuis longtemps et auront emmagasiné des économies », explique Mathieu Plane, économiste à l’OFCE. Et, d’autre part, « les frontières étant fermées, le secteur du tourisme national va récupérer une partie des Français qui partent habituellement à l’étranger », ajoute-t-il. Gérard Brémond veut espérer que « sous la pression des enfants et après avoir subi une forme d’emprisonnement, les ménages auront un besoin de liberté et de nature ». Ainsi, il est persuadé que « les résidences de tourisme, les campings et les résidences secondaires ou familiales seront plébiscités durant l’été ». Mais une chose est sûre : tout compte fait, « le tourisme va subir un choc économique très négatif », prédit Mathieu Plane. Ce qui devrait laisser des traces à terme.


Ce petit conseil financier, la secrétaire d’Etat Agnès Pannier-Runacher doit s’en mordre les doigts. Interrogée le 10 mars sur la dégringolade du CAC 40, elle y voyait « le moment de faire des bonnes affaires en Bourse ». Mais le célèbre indice boursier poursuivait sa chute et navigue aujourd’hui, après un léger soubresaut, dans des eaux encore plus basses. Entre-temps, les actions d’Airbus, Engie et BNP Paribas ont même perdu respectivement 39 %, 33 % et 23 %. Un membre du gouvernement ne devrait pas dire ça, mais, après tout, la plupart des gens intéressés par la chose financière, où les hauts et les bas s’enchaînent en permanence, espèrent toujours un retour à meilleure fortune. L’histoire finit par effacer les krachs.


Mais en combien de temps ? Le Dow Jones retrouva seulement en 1954 son niveau antérieur au célèbre « jeudi noir » du 24 octobre 1929. Evidemment, les investisseurs ne vont pas attendre vingt-cinq ans pour gommer de leur portefeuille les effets du Covid-19, mais, à écouter l’économiste indépendante Véronique Riches-Flores, le parcours du CAC 40 risque de ne pas être de tout repos : « Lors des trois dernières crises, celle de la guerre du Golfe en 2003, celle de Lehman Brothers en 2008 et celle des obligations d’Etat européennes en 2012, l’indice est descendu jusqu’à 3 000 points [soit environ 30 % en dessous du niveau actuel au 8 avril]. Pourquoi il en irait différemment cette fois ? » Autrement dit, quand les traders pourront remettre le nez dehors, à l’arrivée des beaux jours, ils n’achèteront pas comme un seul homme. Loin de là. Pour l’économiste, les problèmes viendront d’abord des ardoises lourdes comme des enclumes contractées par les entreprises et les ménages. « La moitié de la croissance mondiale depuis dix ans provient de l’endettement. Les économies les plus développées dansent sur un volcan. En 2008, le passif des ménages français représentait 48 % de la richesse produite, contre 61 % aujourd’hui. Pis, du côté des entreprises aussi, les remboursements de traites commencent à peser bien lourd. Dans ces conditions, pourquoi investiraient-elles à la sortie du déconfinement ? Sans investissement, la croissance – et avec elle la Bourse – ne pourra pas repartir. » Un conseil à Agnès Pannier-Runacher ?


« Coronavirus, saison 2 », c’est la série que personne n’a envie de voir. Elle vient pourtant de démarrer à Singapour, où, depuis le 7 avril, et pour une durée d’un mois, le Premier ministre Lee Hsien Loong a décrété un confinement total. Comme la Corée du Sud ou Taïwan, la cité-Etat avait pourtant réussi à contenir l’épidémie sans recourir à cette mesure extrême et destructrice pour l’économie. Mais, le 5 avril, 120 nouveaux cas d’infection y ont été enregistrés, dont 116 concernant des transmissions locales. En réalité, la hantise d’une « deuxième vague » concerne aujourd’hui toute l’Asie du Sud-Est mais aussi la Chine et, mécaniquement, le reste du monde si d’aventure les frontières terrestres et aériennes s’ouvrent à nouveau. Actuellement, celles de l’Afrique sont étroitement cadenassées, entre la majorité de ses 54 pays, comme vis-à-vis de l’extérieur – et notamment de l’Europe. Qu’en sera-t-il dans quelques semaines ou quelques mois ?


Contrairement aux prédictions alarmistes de l’ONU, de l’OMS ou de certains de ses dirigeants, avec 10 131 cas dont 488 décès* pour une population de 1,2 milliard d’habitants, le continent reste apparemment bien moins touché que l’Europe ou les Etats-Unis. Mais, depuis les 1 000 cas comptabilisés à la mi-mars, la progression est constante – près de 17 % par jour, soit un doublement tous les quatre ou cinq jours. Et surtout, comme dans d’autres nations développées, la fiabilité des données y suscite un doute récurrent. Si la courbe ne fléchit pas, le danger tient en quelques chiffres édifiants : en Allemagne, un des pays européens les mieux outillés face à la pandémie, les 28 000 lits en réanimation actuellement disponibles représentent un ratio de 6 lits pour 1 000 habitants. La France en compte près de 10 000. Et l’Italie, 7 500… à peine moins que les 8 000 lits recensés sur l’ensemble du continent noir, soit un ratio de 0,02 lit pour 1 000 habitants. Selon de nombreux experts de la santé, passé le cap des 50 000 cas de contamination, l’Afrique pourrait être brutalement confrontée à une saturation des équipements permettant de sauver des vies et plus largement à un engorgement dramatique de ses services hospitaliers.


Etonnement, le pays le plus durement frappé, l’Afrique du Sud (1 686 cas, 12 décès), est loin d’être le plus démuni, mais la densité démographique des immenses townships de Johannesburg ou du Cap ne constitue évidemment pas la meilleure barrière contre la propagation du virus. Policiers et militaires y ont été dépêchés pour imposer les mesures de confinement décidées par le président Cyril Ramaphosa jusqu’au 16 avril, quitte ici et là à remettre au goût du jour les méthodes musclées et vexatoires du temps de l’apartheid. La majorité des pays a adopté des mesures similaires, optant même quelquefois pour l’état d’urgence et des couvre-feux. L’expérience des précédentes épidémies, notamment Ebola, à l’emprise géographique certes plus limitée, incite, il est vrai, à la prudence. Alors que l’épidémie semblait maîtrisée, selon l’OMS, un « relâchement général » dans les trois pays touchés en Afrique de l’Ouest (Guinée, Liberia, Sierra Leone) avait entraîné un surcroît de mortalité. La peur du « double effet coronavirus » et de ses innombrables imbrications entre nations et continents risque de durer longtemps. Au moins jusqu’en 2021, selon les pires scénarios…


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