Un langage d'aliéniste

Chronique d'André Savard


Victor-Lévy Beaulieu va publier un essai sur Joyce, le Québec et l'Irlande, plus de mille pages sur deux pays avalés par une sorte de Royaume-Uni. Plusieurs dialogues dans les œuvres de Joyce traitent de la nation de cet écrivain irlandais dont la langue nationale a été tuée. Joyce portait en lui les lourdes questions de la domination politique et du rapport à la langue anglaise, la langue de l'envahisseur qui a fini par s'imposer au détriment du gaélique.
Victor-Lévy Beaulieu, qui est autant intéressé par la littérature que par la liberté que le Québec doit conquérir, a sondé l'œuvre de Joyce pendant trente ans. Joyce n'est pas un écrivain pour les paresseux. Je me suis préparé pour ma part avant d'aborder Finnegans Wake, un livre où la langue anglaise est déconstruite, condensée pour véhiculer des pensées et des sentiments qui se télescopent.
La première édition pour bibliophile de l'essai de Victor-Lévy Beaulieu allait au tirage cet été et était attendue pour cette semaine en cent exemplaires. Pendant que Victor-Lévy Beaulieu s'activait sur cette oeuvre représentant labeurs et cogitations, le monde allait son train. On découvrait comme d'habitude que beaucoup d'honnêtes citoyens canadiens avaient à juger le Québec. En vertu de leur bonne citoyenneté canadienne ils étaient des spécialistes. Le domaine en question était traité avec un langage d'aliéniste.
Dans la foulée de l'article de [Barbara Kay->1510], [Beryl Wajsman et Nathalie Elgraby->1596] nous entretenaient de nos entraves nous empêchant d'atteindre le plein stade de l'individualité. Le problème réside dans un ancrage forcé dans un nationalisme primaire, nous répétait-on autant dans leur propos qu'ailleurs au Canada. Que les Québécois dépassent leur état fusionnel de foetus nageant dans une matrice collective et passent à l'egosphère, un plein état individuel que garantit la citoyenneté canadienne, et tout sera résolu.
Les Québécois ont l'habitude de trouver à leur sujet des spécialistes plus qualifiés qu'eux-mêmes pour les juger. La dichotomie entre psychose et névrose au cours des années fut souvent évoquée. Lucien Bouchard avait même eu droit à un rapport psychiatrique. Chez les Québécois anonymes, le cas est très grave aussi, semble-t-il. La faculté du jugement chez les Québécois est atrophiée. Le plein exercice de leur faculté est atteint par une faute de croissance.
Quiconque suit les actualités au Canada n'y verra rien de très nouveau, rien de marginal. C'est pourtant ce que [les éditorialistes à la solde de GESCA->1592] ont soutenu. Il ne s'agissait pas selon eux d'un vrai point de vue largement partagé. Ce n'était qu'un excès de bile.
Comme Québécois, nous sommes toujours comme des piranhas derrière notre vitre d'aquarium. Beryl Wajsman et Natalie Elgraby nous décrivent vindicatifs, jaloux du succès d'autrui. Je dois certes avouer que souvent je me sens entravé, limité par mes semblables, victime des langues de vipères. Quelle joie de savoir que c'est une tare spécifiquement québécoise plutôt qu'une des conséquences de la tache originelle touchant toute l'humanité, comme nous l'enseignaient nos vieux théologiens catholiques. Encore une fois nous avons été induits en erreur par nos noirceurs petites et grandes. Heureusement que le Canada est là pour dissiper nos ténèbres.
André Pratte nous a tout de suite renseigné davantage. Barbara Kay est une doctrinaire. Des gens comme ça, il y en a partout, notamment Pierre Falardeau et Gilles Rhéaume au Québec, nous assura Pratte. Gilles Rhéaume ne se fait sans doute aucune illusion sur sa place dans le catalogue canadien et guère davantage sur sa place auprès du cataloguissime André Pratte. Malheureusement on ne voit pas sur quoi repose le croquis que Pratte se fait de lui. Gilles Rhéaume craint l'anglicisation de Montréal, un point de vue plus empirique que doctrinal.
Et quand Pierre Falardeau nous dit de cesser de nous penser comme dans l'émission Passe-Partout où tout le monde était des « Ti-Z-amis », il se trouve confirmé autant par la prose de Barbara Kay que par celle de Trudeau ou Michael Ignatieff qui, tous trois, nous ont accusés de vivre sur les codes et les croyances d'un monde mort, une réalité nationale dépassable et à dépasser. Trudeau le fit dans de nombreux discours et Michael Ignatieff ne se gêna guère davantage dans ses reportages sur les cas de barbarie collective dont la loi 101 n'était qu'un exemple, selon lui.
Les fédéralistes en appellent à une morale nouvelle. L'idée, c'est que le Canada a la vocation de guérir, nous faire sortir de notre vieille chose pour nous faire accéder à l'âme individuelle. Les fédéralistes peuvent varier le vocabulaire. Creusez un peu et vous constaterez que, dans tous les cas, cela signifie seulement que les Québécois doivent changer de lunettes. Le mieux serait des lunettes sans focus, permettant uniquement un grand balayage horizontal d'est en ouest.
C'est dans cet univers aux prétentions figées qu'a vécu Barbara Kay. Elle n'a rien inventé. Elle ne fait que prévenir en faveur d'une thèse qui est celle de monsieur-tout-le-monde au Canada, défendue par l'intellectuel, les stars ou les anonymes. La particularité du [discours fédéraliste d'Alain Dubuc,->1583] c'est qu'il stipule que le Canada doit changer. Le Canada note-t-il s'est trop drapé dans sa vertu et il a ignoré son propre nationalisme. Ce moment de lucidité passé, la réflexion de Dubuc relève de la chose vue. Trudeau rêvait de résoudre le cas du Québec en rendant le Canada bilingue. Alain Dubuc rêve de résoudre le cas du Québec au Canada en faisant de toutes les régions de ce pays des entités bi-identitaires.
Quand toutes les provinces et territoires auront développé un fort attachement à leur coin, une sorte de diapason se créera entre toutes les parties du tout. Une ressemblance accrue se dessinera qui rendra le Canada réceptif aux aspirations québécoises. Ce sera un « changement de paradigme » pour reprendre cette expression qui désigne un système qui mue et échappe à ses conditionnements initiaux.
Dans la vision de Dubuc, le Québec devient un attachement régional et un modèle expérimental pilote pour les Canadiens qui devront dans l'avenir être attachés à leur province autant qu'au Fédéral. On arrivera à une nouvelle température moyenne où le phénomène québécois n'apparaîtra plus gonflé, arbitraire ou anormal. Quand le cas québécois sera une variante du juste milieu, son existence ménagera naturellement les susceptibilités des autres.
On en revient au Québec posé comme une question entre Canadiens, devant les Canadiens, pour les Canadiens. Il est étonnant de voir les fédéralistes s'entêter à prétendre que leur itinéraire ne vise qu'à secouer notre inertie. On retrouve dans l'attachement multi-identitaire des fédéralistes d'aujourd'hui les prolongements, tous les sens, les repères des unitaristes d'hier, d'aujourd'hui et de demain.
Que Dubuc voit dans l'attachement régional la clef d'un changement de paradigme est outrancier. Les Canadiens souhaitent que le Sénat élu soit comme le dispositif de la parole régionale. Ottawa deviendrait le lieu de la concertation entre régions. Les débats du parlement fédéral pourraient se déployer à plusieurs niveaux, plusieurs dimensions qui intéressent plus directement la sphère régionale. On met ainsi les régions sous le drapeau canadien. Il n'y a rien qui permet de voir dans cette recette un bon présage.
Dans l'avenir, pendant que les commentateurs se répandront sur l'attachement régional qui doit remplacer la vieille chapelle québécoise, nous nous frotterons les yeux. L'idée de l'édification d'une société multi-régionale fera encore du Québec un gérant de boutique qui, au nom des intérêts généraux, doit se soumettre à de nouveaux rangs d'importance. Les fédéralistes ont fait le même coup quand ils ont dit que la dualité nationale était de toute manière supplantée par l'immigration. Tout à coup notre cause est morte, substituée par une autre en raison de la nécessité historique.
Quand cesserons-nous de distordre la nation québécoise pour la rapprocher de la nation canadienne au point où elles doivent absolument se rejoindre? Jamais au sein du Canada, car c'est la raison d'être de son système. Contrairement à ce que prétend Dubuc, on ne sort pas d'un paradigme si on reste dans ses limites et qu'on refuse d'être plus au large.
À l'horizon nous pouvons entendre déjà les prochaines pétarades de la presse canadienne. Nos différences d'opinions sont interprétées comme des manques éthiques, des écarts infâmes. L'épisode Barbara Kay est inéluctable comme un téléthon.
En attendant, je lirai le nouveau livre de Victor-Lévy Beaulieu. Ça me changera de cet imbuvable concile d'aliénistes qui me répètent que mon âme nationale fouille les sous-sols.
André Savard


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