Nomination d'un juge unilingue

Une Cour suprême inconstitutionnelle?

Tant qu'ils seront soumis au cadre canadian, les Québécois devront imposer le respect de leur identité nationale aux yeux de ce gouvernement conservateur, américanophile (par osmose idéologique) et monarchiste (par compensation), anglicisant et militariste, tout à fait à l'opposé de l'esprit québécois, dans les urnes comme dans les jours.


La nomination à la Cour suprême du juge Michael Moldaver soulève l’enjeu de l’inconstitutionnalité de la composition actuelle du plus haut tribunal du pays, qui compte désormais dans ses rangs deux juges unilingues anglophones sur un total de neuf juges.

Photo : Agence Reuters Chris Wattie


Depuis deux semaines, la nomination d'un juge unilingue pour siéger à la Cour suprême du Canada a fait couler beaucoup d'encre, particulièrement chez bon nombre de francophones qui ne comprennent pas pourquoi le bilinguisme ne constitue pas une compétence fondamentale pour occuper une telle fonction vitale au pays.
Or, la nomination du juge Michael Moldaver soulève également l'enjeu primordial de l'inconstitutionnalité de la composition actuelle du plus haut tribunal du pays qui compte désormais dans ses rangs deux juges unilingues anglophones sur un total de neuf juges. Pour s'opposer à cette situation, il ne reste plus guère que la voie judiciaire, celle-ci offrant certaines possibilités de recours juridiques qui méritent amplement d'être explorés compte tenu de l'évolution du droit constitutionnel, et ce, quitte à faire preuve d'audace.
Une question de compétence
Le bilinguisme constitue une compétence fondamentale pour toute personne siégeant au plus haut tribunal du pays. Ainsi, pour apprécier pleinement un argument oral dans un domaine où les subtilités d'une langue officielle ou de l'autre peuvent être déterminantes, l'importance d'être compris directement par les membres de ce tribunal, sans l'aide d'un interprète, apparaît évidente.
De même, comment peut-on croire que des juges unilingues anglophones peuvent pleinement remplir leur fonction lorsqu'ils sont appelés à interpréter des lois qui sont d'égale valeur en français et en anglais au fédéral, ainsi que dans plusieurs provinces et les différents territoires?
De plus, comment peut-on apprécier pleinement une cause en français quand de nombreux documents ne sont pas traduits en anglais et ne sont pas accessibles directement aux juges unilingues anglophones? [...]
Des droits constitutionnels à respecter
Au-delà de cette importante question de compétence, il convient de s'attarder à l'article 19 de la Charte canadienne des droits et libertés qui prévoit le droit d'employer le français ou l'anglais devant les tribunaux fédéraux et ceux du Nouveau-Brunswick.
Il est vrai que cet article 19 a fait l'objet d'une décision de la Cour suprême qui, à la majorité, avait conclu en 1986 qu'il ne garantit pas à la personne qui emploie l'une ou l'autre langue officielle le droit d'être compris par le tribunal dans la langue de son choix. Toutefois, cette décision a été rendue à une époque où la Cour suprême interprétait les droits linguistiques de façon restrictive et n'exigeait pas l'égalité linguistique, un courant jurisprudentiel qui a clairement été écarté par le plus haut tribunal à la majorité dans l'arrêt Beaulac en 1999, puis unanimement à compter de l'an 2000.
Devant un tel changement de cap, [...] il y a tout lieu de croire que l'article 19 garantit désormais non seulement le droit d'employer la langue de son choix devant le tribunal fédéral qu'est la Cour suprême, mais également le droit d'être compris directement dans cette même langue par ce tribunal.
Ce point de vue prend énormément de poids quand on sait que la Cour suprême a également précisé, à compter de 1999, que l'article 16 de la Charte, qui prévoit l'égalité de statut et d'usage des deux langues officielles, ne signifie pas accommoder l'emploi d'une langue officielle par rapport à une langue officielle principale, mais confirme l'égalité réelle des droits linguistiques qui existent à un moment donné (dont ceux garantis à l'article 19).
Applaudir d'une main
En ce sens, peut-on vraiment parler d'égalité réelle quand les francophones qui se présentent devant la Cour suprême doivent «passer» par une traduction pour se faire comprendre par des juges unilingues anglophones qui risquent d'y perdre le génie et les subtilités de la langue française?
Poser la question, c'est y répondre, car, comme l'écrivait si bien en mars dernier la Cour provinciale de l'Alberta, une «interprétation restrictive du droit d'utiliser ou l'anglais ou le français est illogique, semblable au son d'un applaudissement fait par une seule main, et fut catégoriquement rejetée par l'arrêt Beaulac».
Cela étant, d'aucuns pourraient toujours argumenter que, par exemple, dans les causes en français, les juges unilingues anglophones devraient simplement s'abstenir de siéger pour respecter la Charte; mais peut-on vraiment parler d'égalité réelle quand les justiciables d'une des deux langues officielles ne peuvent bénéficier de l'ensemble de la sagesse des juges de la Cour suprême pour trancher leurs affaires?
Ainsi, reconnaissons honnêtement que, sans préjuger d'une décision future de la Cour suprême, si celle-ci veut être conséquente avec ses enseignements des dernières années, sont inconstitutionnelles la nomination et la présence de juges unilingues anglophones à la Cour.
Des recours juridiques à considérer
Devant pareille situation, étant donné le contexte politique actuel à Ottawa, il ne reste plus comme solution que la voie des tribunaux qui offre différentes possibilités pour attaquer l'inconstitutionnalité en cause.
Tout d'abord, il existe évidemment la possibilité d'entreprendre un recours en première instance pour faire déclarer inconstitutionnel, par exemple, l'article 16 de la Loi sur les langues officielles en ce qu'il n'oblige pas les juges de la Cour suprême à comprendre directement les parties; mais cette façon de faire peut exiger temps et argent avant d'en arriver à une conclusion finale de dernière instance.
Cependant, peut-on rêver qu'un gouvernement provincial aille de l'avant avec un renvoi devant sa Cour d'appel pour lui demander son opinion constitutionnelle à ce sujet? Je pense ici en particulier au Québec et au Nouveau-Brunswick, deux provinces dont les ministres de la Justice respectifs ont signé conjointement en 2008 une lettre adressée à leur homologue fédéral dans laquelle ils lui exprimaient clairement que la nomination de juges bilingues à la Cour suprême constituait «une exigence sine qua non». Selon eux, «l'importance des communautés francophones du Canada nous semble exiger que les juges de la plus haute cour puissent maîtriser le français, une des deux langues officielles du Canada et du Nouveau-Brunswick et la langue officielle du Québec».
Nécessaire audace
Enfin, pourquoi ne pas souhaiter que la prochaine fois qu'un procureur d'un de ces gouvernements se présente devant la Cour suprême, il reçoive l'audacieux mandat de plaider l'inconstitutionnalité de la composition de cette Cour en soulevant (par requête) une question préliminaire à cet égard? Sinon, en pareilles circonstances, tout autre avocat dont le client lui en donne le mandat pourrait aussi agir de la sorte. Or, compte tenu du large pouvoir de la Cour en matière de procédure, est-il imaginable que la gardienne ultime de nos libertés et droits fondamentaux refuse d'entendre une telle question préliminaire dans un contexte où sa propre constitutionnalité serait en cause?
En ce sens, outre la question fondamentale de compétence, la simple possibilité que la présence de juges unilingues mette en doute la constitutionnalité de la composition actuelle de la protectrice ultime des droits des minorités n'exige-t-elle pas un éclaircissement rapide de la situation?
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Serge Rousselle, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Moncton et président de l'Association des juristes d'expression française du Nouveau-Brunswick


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