Guy Frégault aurait rejeté la reconstitution de la bataille des plaines d'Abraham

1759-2009 : la résistance

Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Aujourd'hui, qu'aurait été le regard de l'historien Guy Frégault, auteur du classique La Guerre de la Conquête (1955) et figure intellectuelle négligée, au sujet de la polémique sur le 250e anniversaire de la bataille des plaines d'Abraham?
La Commission des champs de bataille nationaux projetait des activités à grand déploiement pour souligner le 250e anniversaire de la bataille du 13 septembre 1759: la reconstitution de la bataille et plusieurs activités festives, comme une croisière et un bal costumé. À la suite de très vives critiques, l'organisme fédéral va modifier son programme. À la lumière de l'oeuvre du grand historien de la Conquête, Guy Frégault, peut-on penser que ces critiques sont fondées?
Guy Frégault (1918-1977) incarne, avec Maurice Séguin et Michel Brunet, l'École historique de Montréal. L'École de Montréal et l'École de Québec (Fernand Ouellet, Jean Hamelin, Marcel Trudel) s'opposaient après-guerre au sujet de l'interprétation de la Conquête: la première la concevait comme une catastrophe nationale, la seconde, comme un bienfait, les Anglais apportant le progrès libéral. L'opposition ancienne entre écoles historiques nationalistes et loyalistes prit alors une forme plus achevée et plus polémique. Frégault se démarque par ses grands talents d'écrivain, par sa production prolifique, mais aussi par sa carrière universitaire interrompue en 1960. Frégault devint alors le premier sous-ministre des Affaires culturelles, expérience dont il relata les désillusions dans Chronique des années perdues.
Avec son grand oeuvre La Guerre de la Conquête (Fides, 1955), Frégault a profondément marqué l'historiographie de la guerre de la Conquête. Il contribua à consacrer cette expression, qui désigne le conflit depuis un point de vue canadien (comme «French and Indian War» le fait depuis un point de vue états-unien): la conquête du Canada était l'objectif de cette guerre et en fut le résultat. Si la guerre de Sept Ans se déroula de 1756 à 1763 à l'échelle internationale, en Amérique du Nord, la guerre de la Conquête eut lieu de 1754 à 1760. Le traité de Paris, en 1763, vint consacrer la défaite française et la conquête anglaise du Canada (et des Indes) dans le droit des nations. Frégault souligne que, du point de vue plus spécifiquement québécois, la guerre de la Conquête est la grande défaite, au sens plein du terme, dont la conséquence fut de «défaire» la colonie canadienne. Ce n'est pas une simple bataille ni même une simple guerre perdue. Il s'agit d'une déstructuration dont les effets se font sentir encore en 1955.
Pour mieux comprendre ce conflit déterminant, Frégault veut en dégager les causes. Il soutient qu'il faut l'aborder du point de vue des intérêts et des objectifs de ceux qui l'ont gagné, les Anglo-Américains, en commençant par le théâtre de l'Ohio, noeud du conflit, où tout a commencé. D'ailleurs, Frégault, dans La Guerre de la Conquête, consacre moins d'attention à la bataille des plaines d'Abraham que ses prédécesseurs, comme les grands historiens du XIXe siècle Francis Parkman et François-Xavier Garneau, et surtout que les représentations les plus courantes, où la guerre de la Conquête est réduite à la bataille des plaines d'Abraham. L'imaginaire romantique du XIXe siècle ne pouvait qu'être frappé par la mort au champ d'honneur des généraux Wolfe et Montcalm, devenus célèbres par la même occasion. Le tableau La Mort du général Wolfe, de l'Américain Benjamin West, exposé à l'Académie royale de Londres en 1770, immortalisa ce général -- et la bataille. Un des romans les plus lus du XIXe siècle québécois, Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé (1863), entièrement centré sur la Conquête, résume lui aussi la guerre par cette bataille.
En revanche, Frégault insiste davantage sur le conflit dans le Centre-Ouest entre 1754 et 1757. La bataille des Plaines elle-même lui paraît moins déterminante que les motivations du conflit et le déséquilibre des forces en présence, dont la conséquence logique sera la défaite des Plaines du 13 septembre 1759 et la capitulation de Montréal du 8 septembre 1760. Motivations, supériorité du nombre et victoire anglo-américaine expliquent à leur tour le traité de Paris. En présentant les forces qui s'affrontent, Britanniques, Français et leurs coloniaux respectifs, Frégault met en valeur les similitudes entre les ambitions de puissance des métropoles, comme des deux peuples coloniaux. Canadiens et Anglo-Américains forment deux sociétés commerciales rivalisant pour les ressources du continent, spécialement celles du centre, enjeu crucial de cette guerre. Frégault découpe comme suit la trame de la guerre: les années de la «résistance victorieuse», jusqu'en 1758, avant la défaite et la déportation des Acadiens (commencée plus tôt en Nouvelle-Écosse), puis «la désintégration de la résistance» au Canada. Il ne néglige pas, pour autant, le cadre mondial de la guerre de Sept Ans, celle sans doute qui eut le plus de répercussions à l'échelle internationale avant les deux guerres mondiales.
Seulement, selon Frégault, la guerre de la Conquête joue un rôle central dans la guerre de Sept Ans. Ainsi, les hostilités furent déclenchées en Amérique bien avant la déclaration de guerre officielle en 1756, par la prise du fort Nécessité en 1754 (réponse à l'attaque de Washington contre Jumonville à l'été 1754), bataille qui «s'inscrit dans un drame dont la dernière scène se situera sous les murs de Montréal, le 8 septembre 1760» (p. 104). En fait, ce conflit se développait en Ohio depuis les années 1740, territoire que les Anglo-Américains sont déterminés à arracher depuis plus longtemps encore: «à compter de la fin du XVIIe siècle les colonies anglaises désirent la guerre avec la Nouvelle-France pour en recueillir les dépouilles» (p. 110).
Deux phases de désarticulation
L'Amérique britannique a «désarticulé la Nouvelle-France» par la guerre de la Conquête, «oeuvre de désintégration», en deux phases: «la phase armée, qui prendra fin en 1760, et la phase diplomatique, qui se prolongera jusqu'en 1763» (p. 324). C'est avant tout «une idée américaine» dont les Treize Colonies vont convaincre leur métropole. Volonté indissociable de la forte expansion des colonies anglo-américaines durant le XVIIIe siècle, à l'étroit dans les Treize Colonies, lesquelles débordent de la frontière des Appalaches et lorgnent les terres de l'Ouest. Or le Canada continue de leur «fermer la terre promise». Il procure à la Nouvelle-France suffisamment d'hommes pour maintenir le Centre-Ouest hors de leur portée. Pour les Anglo-Américains, il faut donc détruire le Canada; de plus en plus de voix s'élèvent pour le dire. «Delenda est Carthago», écrit même The New York Mercury en 1754: comme Rome devait détruire Carthage, l'Amérique britannique doit détruire la Nouvelle-France. Après plus d'un siècle de conflits et de relatifs insuccès, malgré leur supériorité numérique, ils étaient déterminés à en finir en 1754.
La destruction exige de convaincre la métropole de diriger cet immense effort, car la jeune Amérique britannique «ne saurait entreprendre d'abattre la Nouvelle-France sans l'appui de la métropole, sans l'action de la diplomatie, de la marine et des régiments anglais» (p. 111). Soutien métropolitain qui précisément fit défaut aux Canadiens dans la seconde phase du conflit. Au départ, en 1754, Londres n'est pas encore fixé sur l'objectif d'annexion, mais les Anglo-Américains commencent la guerre et convaincront le gouvernement en cours de conflit. Investissement militaire ruineux, qui provoquera les frictions que l'on sait entre la Grande-Bretagne et les Treize Colonies après la victoire.
En outre, après la victoire, l'objectif des Treize Colonies devait être maintenu durant les négociations diplomatiques. Frégault dégage comment, durant la négociation du traité de Paris, triompha en Angleterre l'option défendue avant tout par les Américains britanniques: conserver le Canada conquis. À Londres, on se rendait pourtant compte que cette annexion risquait de favoriser la rupture des Treize Colonies avec leur lien colonial. Choiseul misait déjà sur cette conséquence pour compenser la perte française par une perte anglaise, perte immense pour le commerce britannique. Cependant, soutient Frégault, la Grande-Bretagne fit preuve d'une remarquable hauteur de vues en favorisant la civilisation anglaise malgré ce risque: «Politique d'intelligence et de grandeur qui ne devait pas rester sans conséquence» (p. 454).
Bref, les Anglo-Américains ont considéré que leur expansion vers l'ouest était une nécessité vitale et, partant, que l'élimination de la Nouvelle-France l'était aussi. Il fallait anéantir le Canada par l'annexion, ce qui allait réduire les Canadiens à l'état de peuple «brisé», comme ils l'avouaient eux-mêmes. Le Canada était tout aussi déterminé à se défendre: c'était une lutte pour la vie qui s'entamait entre les deux mondes coloniaux. Cela explique ses premières victoires. Mais il est moins question de mérite militaire ici que d'un déterminisme, l'instinct vital. La supériorité des forces anglo-saxonnes constitue un second déterminisme. Le gouvernement français ne prenait pas pleinement la mesure des enjeux coloniaux et maritimes pour la puissance française. Frégault souligne que le régime de la monarchie absolue sous Louis XV est dépassé par l'évolution de sa société (jusqu'à la Révolution française), comparativement à la monarchie anglaise après la Révolution de 1688.
Dislocation de l'économie canadienne
La satisfaction des ambitions états-uniennes sur les «pays d'en haut» et l'Ohio entraîne la dislocation de toute l'économie canadienne, économie commerciale déployée à l'échelle de la Nouvelle-France. S'il est une nation qui pourrait célébrer ce 250e, c'est bien les États-Unis, certainement pas le Québec. Pour le peuple que l'on nomme désormais québécois, dénommé naguère canadien-français et jadis canadien, le coup porté par la Conquête est presque fatal. Une nation coloniale a un besoin vital de sa mère patrie dans les stades initiaux de son développement. Sa destinée normale, comme l'illustre l'histoire des Amériques, est de voler un jour de ses propres ailes. Ce développement s'est interrompu avant terme pour la nation «canadienne». La mutilation devint fatidique avec l'occupation de son territoire par les Américains britanniques, du Canada comme des États-Unis. Depuis lors, la nation canadienne a été condamnée à végéter: exclue du pouvoir politique régalien, exclue de la macro-économie, enlisée dans la médiocrité, elle n'a pu que se replier sur certains secteurs d'activité rurale pour maintenir une autonomie et une existence rudimentaires.
Frégault ne se démarque pas de son maître Lionel Groulx en soulignant que la Conquête était une catastrophe pour la nation. Groulx, toutefois, plus optimiste et volontariste, insistait sur les droits reconnus de la nation dès les négociations de 1760, ainsi que sur le travail de redressement qui s'était alors imposé à elle -- et qu'il fallait reprendre. En contraste, Frégault est plus fataliste. Comment l'expliquer? D'abord, l'École de Montréal est influencée par l'École des Annales et son déterminisme structuraliste. Ensuite, pour citer Denis Vaugeois: «L'intention est-elle d'accabler, d'éteindre tout élan? Elle est plutôt de provoquer et d'inciter à une prise de conscience. De mettre fin aux illusions. De délivrer du poids du passé en le montrant sous son vrai jour.» Il faut prendre pleinement conscience de l'infériorité du Canada français comme réalité structurelle du Dominion, dont les causes remontent à 1760.
En somme, à la lecture de Frégault, la critique de la reconstitution festive du 250e anniversaire de la Conquête paraît fondée, en tant que mascarade vouée à voiler les effets profondément néfastes de la Conquête pour le développement de notre nation, comme la réalité actuelle du Québec. Car la question du destin de la nation québécoise que pose cette défaite demeure lancinante. Le coup de force constitutionnel de 1982 rappelle d'ailleurs que le statut de dépendance du Québec envers une souveraineté étrangère (hier Londres, aujourd'hui la majorité canadienne-anglaise à Ottawa qui en est issue) n'a pas trouvé de solution satisfaisante. Dans ce contexte -- et juste après des fêtes du 400e de Québec, d'où toute réflexion historique fut évacuée -- pareil programme ludique, émanant d'un organisme fédéral animé par l'esprit des commandites, ne pouvait qu'apparaître trompeur et malvenu.
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Charles-Philippe Courtois est docteur en histoire et chercheur postdoctoral à la Chaire de recherche en rhétorique de l'Université du Québec à Trois-Rivières. Il prépare la publication de La Conquête: une anthologie (Typo, automne 2009).
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Charles-Philippe Courtois est docteur en histoire et chercheur postdoctoral à la Chaire de recherche en rhétorique de l'Université du Québec à Trois-Rivières. Il prépare la publication de La Conquête: une anthologie (Typo, automne 2009).





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