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Gilles Dostaler est professeur au département des sciences économiques de l'Université du Québec à Montréal (et actuellement en grève... ), spécialiste en histoire de la pensée économique et auteur, notamment, de: Keynes et ses combats, Albin Michel, 2005; nouvelle édition revue et augmentée, 2009; Le Libéralisme de Hayek, La Découverte, 2001; La Pensée économique depuis Keynes, avec Michel Beaud, Le Seuil, 1993.
Il vient de faire paraître Capitalisme et pulsion de mort, avec Bernard Maris, Albin Michel, 2009.
- Après des années où le gouvernement Charest parlait de réingénierie, de réduction de la taille de l'État, de fin de l'interventionnisme, Monique Jérôme-Forget a cité John Maynard Keynes lors de la présentation de son budget pour justifier l'intervention de l'État dans l'économie. Elle l'a qualifié de «grand maître de l'économie». N'est-ce pas, de la part d'une femme politique aux tendances néolibérales, une référence surprenante?
Non, il n'y a là rien d'étonnant. On constate le même phénomène de «conversion» un peu partout à travers le monde aujourd'hui. Nicolas Sarkozy, qui a été élu président de la République française sur la base d'un discours libéral, parle désormais de refonder le capitalisme, de combattre les abus de la spéculation, de réglementer le système financier international. En Angleterre, Gordon Brown partageait avec Tony Blair l'idée que Keynes était dépassé. Il s'en réclame désormais et entreprend de nationaliser des banques. George Bush a lui-même admis, à la fin de son mandat, qu'il fallait intervenir massivement dans l'économie.
- Cela est sûrement provoqué par la profondeur de la crise financière actuelle.
Oui, et surtout par le risque d'une récession économique mondiale. La «refondation» du capitalisme apparaît désormais pour plusieurs comme le seul moyen de garder leur pouvoir économique et politique. Les décideurs ne peuvent pas ne pas reconnaître le lien entre cette situation et les politiques de déréglementation, de remise en question de l'interventionnisme et de démantèlement de l'État-providence menées depuis les années 1970. On qualifie ces politiques de «néolibérales», mais il serait plus approprié de parler d'ultralibéralisme ou de libéralisme économique radical. Ce discours, fondé sur une confiance aveugle dans le marché, est de plus en plus discrédité dans l'opinion publique. Économistes, journalistes et autres observateurs connus pour leurs convictions libérales en matière économique reconnaissent que, depuis quelques décennies, les riches s'enrichissent de manière effrénée, les salaires réels stagnent et les écarts de revenu se creusent vertigineusement. Bien sûr, certains irréductibles continuent à défendre le laisser-faire contre vents et marées, allant même jusqu'à imputer à l'excès d'intervention étatique et de réglementation la crise actuelle. Un porte-parole de l'Institut économique de Montréal, un des lieux de regroupement de ces irréductibles, a même évoqué l'héritage socialiste de George W. Bush.
- Les plans de relance et autres «stimulus plan» actuels sont-ils keynésiens selon vous?
Il faut distinguer Keynes et le keynésianisme. La pensée de Keynes a exercé une énorme influence, mais elle a été très diversement interprétée et souvent appauvrie, simplifiée et dogmatisée. C'est un keynésianisme modéré, mécanique, qui a été adopté dans plusieurs pays industrialisés après la guerre. Il se réduisait à un certain nombre de recettes, fiscales et monétaires, pour stimuler l'économie sans remise en question radicale de la structure et du fonctionnement du capitalisme. Tel fut le cas en Amérique du Nord. Dans certains pays européens, on est allé un peu plus loin, en procédant à des nationalisations et en instaurant une certaine dose de planification. Les divers plans de relance actuels peuvent être qualifiés de keynésiens au sens modéré du terme, ou tout simplement d'interventionnistes; Keynes n'étant pas le seul à avoir proposé de telles mesures. Il estimait que des réformes plus radicales étaient nécessaires si l'on voulait éviter la répétition des crises qui risquaient à long terme de provoquer un écroulement de la civilisation et évoluer, à long terme, vers une société dans laquelle le problème économique sera résolu et où l'on pourra se consacrer à l'art de vivre plutôt qu'à l'accumulation névrotique d'argent. Il proposait un contrôle étroit de la spéculation, entre autres par «la création d'une lourde taxe d'État frappant toutes les transactions».
À long terme, il considérait que la préséance de l'entreprise sur la spéculation et la finance devait prendre la forme de «l'euthanasie du rentier et du capitalise oisif». Il évoquait aussi, à la fin de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, son oeuvre majeure (1936), «une assez large socialisation de l'investissement», l'État n'étant pas contraint dans ses prises de décision par le critère de la rentabilité financière. Il faut ajouter que Keynes distinguait le diagnostic de l'état de santé du capitalisme et les remèdes nécessaires pour le guérir. Il considérait qu'il n'existe pas de solutions miracle valables en tout temps et en tout lieu. Pragmatique, il estimait qu'il fallait adapter les solutions aux circonstances.
- Dans les années 1970, Richard Nixon avait lancé: «Nous sommes tous keynésiens aujourd'hui.» Redeviendrons-nous tous keynésiens aujourd'hui après des années où ses critiques, Friedman et Hayek, ont tenu le haut du pavé? N'y a-t-il pas une revanche de Keynes dans ce phénomène?
Friedman, fondateur du monétarisme, a fait la même déclaration en 1968, mais en ajoutant: «Nous utilisons tous le langage et les instruments keynésiens; aucun d'entre nous n'accepte les conclusions initiales de Keynes.» L'abandon en août 1971 par le président Nixon, dont Friedman était un des conseillers, de la convertibilité du dollar en or marque la fin du système de Bretton Woods, mis en place en 1944, et est l'une des causes lointaines de la crise actuelle.
Cela ne va certainement pas dans le sens des idées de Keynes, qui jugeait d'ailleurs que l'accord de Bretton Woods, qu'il avait négocié au nom de la Grande-Bretagne, n'allait pas assez loin. Il proposait en effet la création d'une véritable monnaie internationale émise par une banque centrale mondiale, ainsi qu'un contrôle étroit des mouvements de capitaux. De son côté, Friedrich Hayek, qui entretenait des relations personnelles amicales avec Keynes, n'a cessé de critiquer durement, dès la fin des années 1920 et jusqu'à sa mort en 1991, les thèses interventionnistes en général et celles de Keynes en particulier. Il a créé en 1947 la Société du Mont-Pèlerin vouée à la défense du libéralisme économique menacé à ses yeux autant par l'interventionnisme keynésien que par l'expansion de l'Empire soviétique. C'est là l'origine lointaine de la résurgence d'un libéralisme radical qui s'imposera 30 ans plus tard. L'attribution du prix de la Banque de Suède en sciences économiques (erronément appelé «prix Nobel d'économie») à Hayek en 1974 et à Friedman en 1976 symbolise le retournement de conjoncture et la victoire d'un libéralisme économique que Keynes espérait avoir enterré. Alors que Kennedy était inspiré par des économistes keynésiens, Thatcher était une admiratrice de Hayek pendant que Reagan appréciait Friedman. Opposés à l'intervention de l'État dans l'économie, Friedman et Hayek étaient toutefois prêts à accepter un État autoritaire qui préserverait la liberté économique, comme ce fut le cas du Chili de Pinochet ou comme c'est le cas aujourd'hui de la Chine.
Pour Keynes au contraire, comme pour John Stuart Mill, la liberté politique passe avant une liberté économique qui n'a aucun fondement naturel. Il écrit dans La Fin du laisser-faire (1926): «Il n'est pas vrai que les individus possèdent à titre "prescriptif" une "liberté naturelle" dans leurs activités économiques. [...] Il n'est pas correct de déduire des principes de l'économie que l'intérêt personnel éclairé oeuvre toujours à l'intérêt public.» Le libéralisme de Keynes concerne la vie privée et la vie politique. Le projet qu'il défend, le qualifiant tour à tour de nouveau libéralisme (à ne pas confondre avec le néolibéralisme), de socialisme du futur et de socialisme libéral, doit concilier efficacité économique, liberté politique et justice sociale. Pour Hayek, la justice sociale est une illusion et Friedman rejette lui aussi cet objectif.
- On dit souvent que ce qu'on n'a pas compris du keynésianisme, c'est qu'une fois la prospérité revenue, l'État doit rembourser. Est-ce juste?
C'est là encore une interprétation simplifiée de la pensée de Keynes. On associe keynésianisme, accroissement des dépenses publiques et endettement de l'État. On a ainsi expliqué les difficultés apparues dans les grands pays capitalistes dans les années 1970 par l'application des politiques keynésiennes dans les 30 années d'après-guerre. Non seulement Keynes n'a-t-il jamais prôné le maintien systématique de déficits importants, mais c'est avec la montée des politiques néolibérales que les déficits ont littéralement explosé, déficits liés en grande partie aux États-Unis aux dépenses militaires. Cela dit, Keynes, qui était -- comme je l'ai dit -- essentiellement pragmatique, était opposé à toute règle stricte dans le domaine des politiques économiques, comme par exemple le maintien d'un taux de croissance fixe de la masse monétaire -- la «règle monétaire» de Friedman -- ou l'obligation de maintenir l'équilibre budgétaire, deux politiques aberrantes et finalement inapplicables, comme on le voit maintenant. Il faut utiliser ces instruments en fonction de la conjoncture, ce qui peut signifier bien sûr des déficits en période de récession, déficits que la croissance doit pouvoir résorber dans des limites de temps raisonnables.
- Il est toujours risqué de faire parler les morts; j'ose formuler une question que plusieurs se posent: que dirait Keynes de la crise actuelle, selon vous?
Il dirait sans doute qu'elle confirme son diagnostic des pathologies du capitalisme, et plus particulièrement les méfaits de la spéculation, de la domination de la finance sur l'entreprise, de la primauté donnée aux critères de rentabilité financière à court terme. Il écrivait, dans La Théorie générale: «Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d'air dans un courant régulier d'entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l'entreprise n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif. Lorsque, dans un pays, le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque de s'accomplir en des conditions défectueuses.» Il ferait certainement un lien de cause à effet entre la résurrection du libéralisme économique dans les années 1970 et 1980 et cette crise.
- On voit que la crise actuelle a des causes psychologiques, au sens où il n'y a pas de prévisibilité absolue. N'est-ce pas là une preuve que l'économie ne peut être une «vraie science», exactement comme Keynes le disait?
Parfaitement. La formalisation et la mathématisation à outrance, que Keynes dénonçait, d'une discipline devenue incompréhensible pour le commun des mortels, donne l'illusion que l'économie est une science exacte au même titre que les sciences naturelles, illusion accentuée par l'attribution annuelle d'un soi-disant «prix Nobel d'économie», d'ailleurs dénoncé par un descendant d'Alfred Nobel qui accuse les économistes de mettre leurs oeufs dans un nid qui ne leur appartient pas.
Pour Keynes, l'économie est une science morale, fondée sur les anticipations et les états d'âme d'individus qui n'ont rien à voir avec l'agent rationnel des manuels d'économie. La psychologie y joue un rôle fondamental. L'amour de l'argent, moteur du capitalisme, est ainsi «une passion morbide plutôt répugnante, une de ces inclinations à moitié criminelles, à moitié pathologiques, dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales». On ne peut modéliser les cycles économiques comme le système solaire. La plupart des économistes croient, eux, dans le caractère «naturel» de l'économie et de ses lois. C'est sur cette illusion que se fonde, depuis le XVIIIe siècle, la foi dans le laisser-faire.
La crise de 2008, ou la revanche de Keynes
L'économiste britannique estimait que des réformes plus radicales étaient nécessaires si l'on voulait éviter la répétition de crise risquant à long terme de provoquer un écroulement de la civilisation
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