Le week-end familial de Michael Sabia au domaine Sagard, propriété de la famille Desmarais dans Charlevoix, a suscité la controverse cette semaine.OÙ TRACE-T-ON LA LIGNE ?
Le Journal a demandé à deux spécialistes en éthique de donner leur point de vue sur différentes situations impliquant des gens d’affaires, des élus et des mandarins de l’État.
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MARTINE TURENNE - L’éthique ? Y en a pas de problèmes. « Les libéraux ont instauré une culture qui légitime l’inceste entre les élites politiques, administratives et économiques du Québec », dit Yves Boisvert, professeur à l’École nationale d'administration publique (ENAP).
Depuis qu’ils sont au pouvoir, la frontière entre les secteurs privé et public est fréquemment franchie par les libéraux de Jean Charest.
« C’est le premier gouvernement québécois, peut-être même de toute l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a abaissé ses normes en matière d’éthique, et trois fois plutôt qu’une », dit-il.
En effet, le gouvernement Charest a révisé son code d’éthique pour accommoder trois de ses ministres, Sam Hamad, David Whissell et Pierre Arcand, qui étaient en potentiel conflit d’intérêts.
Que la femme de Sam Hamad soit traiteur pour le gouvernement est une chose, mais l’un des principaux problèmes d’éthique du gouvernement est la circulation de ses élus, dit Yves Boisvert.
De ministre à gestionnaire
« Un jour, tu es ministre, le lendemain, tu travailles pour une grosse firme d’avocats, tu gères du capital de risque ou tu es vice-président aux affaires publiques. » Son équipe à l’ENAP a analysé 25 affaires liées aux libéraux au cours des dernières années. « La trame commune, ce sont les portes tournantes. Il n’y en a jamais eu autant. »
C’est aussi ce qui inquiète le plus René Villemure, président de l’Institut québécois d’éthique appliquée.
Il cite l’exemple de Nathalie Normandeau, passée presque du jour au lendemain de ministre des Ressources naturelles à la firme d’experts-comptables Raymond Chabot Grant Thornton.
Du privé au public
L’autre source de problème éthique : la nomination à la tête de sociétés d’État de gestionnaires venus du secteur privé, comme Michael Sabia à la Caisse de dépôt et placement.
« Ils arrivent avec leur mentalité du privé », dit Yves Boisvert.
Ce n’est pas pour rien qu’ils sont là : « On veut des performances, et ces gens-là ont été très performants, poursuit M. Boisvert. Mais ce qui est légitime dans le privé ne l’est pas nécessairement dans le public. »
René Villemure croit que les gens d’affaires ne réalisent pas à quel point le public a des normes différentes. « C’est très dur de faire le saut », dit-il.
Aucune formation
D’autant plus que les mandarins ne reçoivent souvent aucune formation sur ce qu’ils peuvent faire ou pas, dit Yves Boisvert. « Il y a un manque de culture publique chez nos commis de l’État. Et ce n’est pas toujours leur faute. »
Tous ces ingrédients font donc une recette idéale pour des dérapages éthiques. « C’est la marmite parfaite à scandales », dit Yves Boisvert.
UNE MAISON DE CAMPAGNE PRÊTÉE PAR UNE PERSONNALITÉ DES AFFAIRES
FEU ROUGE
YVES BOISVERT :
«
Ce sont toujours des cadeaux empoisonnés, même si le propriétaire n’y est pas. En plein scandale des commandites, Don Boudria, alors ministre des Travaux publics, s’est fait prêter un chalet sur le bord du lac Memphrémagog. Il appartenait à Claude Boulay, président du Groupe Everest, lui-même impliqué dans le scandale. Le ministre Boudria enquêtait là-dessus ! Il a été obligé de démissionner. C’est un tel manque de jugement. Et pas tant de la malveillance que de la malfaisance. »
RENÉ VILLEMURE :
«
Il faut éviter toute invitation personnelle, même si le propriétaire n’y est pas. Pour moi, c’est une lumière rouge car la proximité est évidente. J’aurais une très grande méfiance devant une telle offre. Car l’invité est redevable. Il a reçu des avantages liés à sa fonction. »
UN WEEK-END FAMILIAL DANS UN CHALET OU SUR UN YACHT AVEC SON PROPRIÉTAIRE
FEU ROUGE
YVES BOISVERT :
«
Ce n’est pas illégal, mais ce n’est pas acceptable non plus, parce que ce n’est pas prudent. Si un mandarin de l’État ou un politicien veut absolument se déplacer pour rencontrer un gros client, il doit être accompagné par deux ou trois de ses vice-présidents afin de s’assurer qu’il s’agit bel et bien d’une rencontre d’affaires. Mais lorsqu’on se déplace avec femme et enfants, il y a un mélange de vie privée et de vie publique qui n’est pas acceptable. Le problème, c’est que ça ne se codifie pas, ça repose sur une culture, et sur du jugement. »
RENÉ VILLEMURE :
«
Ce n’est pas immoral, mais lorsque le patron d’une grande entreprise invite la famille d’un politicien ou d’un haut dirigeant de société d’État à passer le week-end à sa maison de campagne, ça ne sera jamais un geste désintéressé. On marine dans le même spa… C’est très discutable. Les grandes sociétés d’État sont toutes équipées de vastes salles de rencontres. Ça devient de plus en plus rare, et inusité, que leurs dirigeants aient à se déplacer, surtout avec les horaires, très exigeants, qu’ils connaissent. S’ils y vont, c’est donc pour des raisons personnelles et ça n’a pas sa place lorsqu’on occupe un tel poste. »
UNE SOIRÉE AU CENTRE BELL DANS LA LOGE D’UNE ENTREPRISE PRIVÉE
FEU JAUNE
YVES BOISVERT :
«
Nos gestionnaires de sociétés publiques et nos politiciens ont les moyens d’aller voir une partie de hockey. Ils gagnent assez cher pour être capables de se la payer. À partir de là, on ose espérer que ce n’est pas un match de hockey qui va influencer une décision d’affaires ou politique… Néanmoins, on revient à la culture et au jugement : si on a à négocier, pourquoi ne pas le faire dans les cadres formels du bureau ? »
RENÉ VILLEMURE :
«
Pour moi, c’est une lumière jaune. C’est un avantage personnel et je l’éviterais. On ne peut pas y aller, tout simplement. Il y a là tout le potentiel de devoir quelque chose. Car on invite le PDG ou le politicien, plus que l’individu. Et pour ce dernier, il n’y a que du danger. Ce n’est pas une place pour brasser des affaires. »
UN REPAS AU RESTAURANT AVEC UNE PERSONNALITÉ DES AFFAIRES
FEU VERT
YVES BOISVERT :
«
Les restaurants sont devenus des lieux formels de discussions d’affaires. Ils permettent de maximiser le temps du politicien ou du gestionnaire et ce sont des lieux publics. Mais l’agenda doit toujours faire mention de cette rencontre si on ne veut pas être pris dans une apparence de conflit d’intérêts. C’est la stratégie de la trace, où rien ne doit être secret. Car la corruption et les conflits d’intérêts ont toujours besoin de l’obscurité. »
RENÉ VILLEMURE :
«
Je n’ai pas de problème avec un déjeuner ou un lunch au restaurant. C’est une proximité légitime. Personne n’est redevable. Ça n’a pas de valeur monétaire. »
CONTROVERSE
La marmite à scandales
L’affaire Sagard démontre un dérapage de l’éthique au Québec, selon des spécialistes
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