Depuis que le Journal de Montréal et le Journal de Québec ont attiré l’attention sur les séjours à Sagard du président de la Caisse de dépôt, Michael Sabia, et du premier ministre du Québec, John James Charest, on parle plus que jamais d’une guerre entre Québécor et Gesca. Certains croient même qu’à leur naturelle rivalité commerciale s’ajoute désormais un irréductible antagonisme politique. Ce n’est pas impossible et, si tel était bien le cas, alors tant mieux ! Cela signifierait que, dans un univers médiatique soumis depuis si longtemps aux seuls intérêts fédéralistes, une faille aussi inespérée qu’inattendue serait apparue et il ne tiendrait plus qu’à nous, indépendantistes, de savoir en tirer profit.

Sauf que cette thèse réjouissante, il existe un certain nombre de faits qui, sans nécessairement l’infirmer, sont peut-être susceptibles d’en atténuer quelque peu l’évidence. Aussi, j’estime que, pour que nous puissions bien analyser la situation, ces faits doivent être connus et mis en lumière. Du reste, si, pour la plupart, ils sont très peu connus du grand public, ils n’ont cependant jamais fait l’objet d’une censure absolue. Ils sont tous repérables sur Internet, là où je les ai justement repérés.

De tous ces faits dont il importe donc de tenir compte, les principaux concernent un ancien premier ministre fédéral, Brian Mulroney.

Tout le monde le sait, Brian Mulroney œuvre depuis plusieurs années chez Québécor. C’est en 1997 qu’il y est entré. Il fut alors admis au Conseil d’administration (CA) des Imprimeries Québécor. Depuis 1999, en tant qu’associé principal, il siège au CA de Québécor Inc. et, depuis 2001, à celui de Québécor Media.

Auparavant, c’est peu après avoir quitté la politique, en 1993, qu’il était retourné à la pratique du droit chez Ogilvy Renault, une boîte absorbée en 2011 par la firme Norton Rose.

On dit que c’est Ogilvy Renault qui, dans les années 90, s’occupait des intérêts juridiques de Power Corporation en Asie. «Sources claim Power Corp's legal interests in Asia are reportedly handled by a Hong Kong branch of Mulroney's Montreal law firm, Ogilvy Renault.»

Est-ce exact ? En tout cas, en 2009, le Globe & Mail confirmait que Mulroney a bel et bien aidé, en 1994, la famille Desmarais et Power Corporation à prendre pied en Chine et à se joindre au Citic Pacific Group. Notons que cela, c’était trois ans seulement avant l’entrée de Mulroney chez Québécor.

Mais ce n’est pas tout. En 2002, le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Bernard Lord, organisa une rencontre de trois jours entre lui et de grands chefs d’entreprises nord-américains pour discuter de l’économie de cette province. La rencontre a eu lieu les 24, 25 et 26 juillet à Larry’s Gulch, petit chalet sur les bords de la rivière Restigouche. Les invités furent :

_ Randall Oliphant, président-directeur général de Barrick Gold,

_ Thomas O. Hicks, président du conseil d'administration de Hicks, Muse Tate & Furst, Inc.,

_ G. Allen Andreas, président du conseil d'administration et directeur général de Archer Daniels Midland,

_ Fred Doucet, président de International Government Relations,

_ Georges H.W. Bush, autrement dit Papa Bush, ancien président des Etats-Unis,

et père de Bébé Bush, lui aussi ancien président des Etats-Unis.

Enfin, deux autres personnages firent partie de la courte liste des distingués invités :

_ [Paul Desmarais fils, président du conseil d'administration et cochef de la direction de Power Corporation

_ et… Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québécor !->http://www.gnb.ca/cnb/Promos/Leaders/leaders-f.asp]

Deux ans plus tard, tous ces gens se sont revus à Palm Beach, en Floride, dans un contexte certes plus mondain cette fois-ci. C’était à l’occasion de l’anniversaire de Mulroney. Paul Desmarais père était de la fête, ainsi qu’une foule d’autres joyeux lurons : des Merck, des Koch, des Ford, des Forbes et même un Conrad Black alors libre comme l’air !

En octobre 2008, un autre événement mondain a réuni Paul Desmarais père et Pierre Karl Péladeau autour de Brian Mulroney : le mariage du fils de celui-ci, Benedict, Ben pour les intimes. On remarqua aussi, lors de la réception au Mount Royal Club, la présence d’un pique-assiette du nom de John James Charest.

Mais il faut dire que Brian Mulroney et Paul Desmarais père ont l’habitude des mondanités. Déjà, en 2003, c’est ensemble qu’ils avaient reçu le prix Woodrow-Wilson, en mai, à l’hôtel Windsor. Puis, le mois suivant, c’est sous les regards sans doute attendris de Paul Desmarais père et de son chambreur saisonnier John James Charest que l’associé principal chez Québécor, Brian Mulroney, avait été célébré en tant que Man of the Year par le Jewish National Fund of Montreal au chic Queen Elizabeth Hotel.

Un peu moins mondain, toutefois, fut, en octobre 2011, le discours prononcé par Mikaïl Gorbatchev devant le respectable auditoire de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Après le discours du dernier dirigeant soviétique, c’est Mulroney qui anima une discussion publique entre Gorbatchev et une brochette de notables locaux. L’événement fut organisé par Bell et Norton Rose, le bureau d’avocats de Mulroney, et les principaux commanditaires étaient Bombardier, La Presse, The Gazette et CJAD.

Et encore bien moins mondaine s’était avérée, en 2010, l’obtention par les Desmarais d’un article de Mulroney pour leur somptueuse revue du Canada China Business Council. Cet article fit plutôt bonne figure, suivis de ceux de Paul Martin et de Jean Chrétien. Comme quoi, encore en 2010 et même en octobre 2011, un associé principal de Québécor n'avait rien d'un paria pour la famille Desmarais.

Cela dit, le fait de loin le plus important demeure le sommet de Larry's Gulch en juillet 2002. Presque tous les invités provenaient de sociétés auxquelles Mulroney, les Desmarais et leurs amis les Bush sont étroitements associés, notamment Barrick Gold, Archers Daniels Midland, JP Morgan et CITIC, c'est-à-dire la China International Trust and Investment Corporation. Qui croira que, durant les trois jours qu'ils ont passés ensemble, tous ces magnats n'ont parlé que de l'économie du Nouveau-Brunswick ?

Autre fait amusant : depuis qu'il a quitté la politique en 2006, leur hôte Bernard Lord meuble ses loisirs en furetant à l'Institut économique de Montréal (IEDM). Cet organisme sans but lucratif revêt beaucoup d'intérêt. On soutient qu'il est le pendant francophone du Fraser Institute. C'est fort possible dans la mesure où non seulement Pierre Karl Péladeau siège au CA dudit Fraser Institute, mais où, en outre, deux chroniqueurs du Journal de Montréal, Nathalie Elgrably-Lévy et Daniel Audet, assument à l'IEDM d'importantes fonctions, le tout sous l'œil vigilant, depuis 2007, de la présidente Hélène Desmarais, épouse de Paul Desmarais fils et bru de Paul père.

Très dynamique, cette Hélène Desmarais ! Les présidences, elles les collectionne ! Outre celle de l'IEDM, mentionnons celle du Conseil consultatif international des HEC. Croyez-le ou non, encore aujourd'hui, en 2012, Brian Mulroney s'y retrouve lui aussi, non seulement en compagnie de la belle Hélène et de son mari, mais aussi au côté d'un autre bonze de Power Corporation, Michel Plessis-Bélair, sans oublier une dénommée Berthe Latreille de JP Morgan Royaume-Uni, Jean C. Monty autrefois de Bell et Charles Sirois, de la CIBC et... de la CAQ. De quel œil tous ces gens regardent-ils aujourd'hui l'ancien premier ministre, associé principal d'une société en guerre contre leur chère Power Corporation ? N'y a-t-il pas lieu de soupçonner un léger froid, un vague malaise ? Or, s'il en allait autrement, ce serait à n'y rien comprendre, non ?

Et comment le brave Mulroney s'en tire-t-il au sein de cet autre CA ô combien prestigieux, celui de la Fondation de l'Institut de cardiologie de Montréal ? Là, il lui faut soutenir le regard de Christiane Bergevin, une dirigeante de Talisman Energy, gazière albertaine dont son ex-ami Lucien Bouchard défend généreusement les intérêts au Québec. Et comment y compose-t-il avec ces poulains de l'écurie Desmarais que sont Henri-Paul Rousseau et John A. Rae, le frère de l'actuel chef du Parti libéral fédéral ? Sans doute n'est-ce ni plus ni moins facile qu'avec France Chrétien-Desmarais, fille de son père, bru de son beau-père et belle-sœur de sa belle-sœur ?

Trève d'humour sarcastique ! De l'apparente facilité avec laquelle Brian Mulroney navigue entre deux de nos plus puissantes familles, les Desmarais et les Péladeau, propriétaires de nos deux gros empires médiatiques, Gesca et Québécor, je ne conclue rien. Absolument rien. Je m'interroge et j'essaie de comprendre, c'est tout. J'essaie de comprendre, dis-je, et, parfois un peu lent d'esprit, j'avoue ne pas encore y arriver, du moins pas tout à fait. La guerre entre les deux empires se déroule sous nos yeux, impossible de le nier. Mais il n'en reste pas moins que certains hauts officiers des deux camps ne ratent que peu d'occasions de trinquer ensemble. Peut-être ne s'agit-il là que de tact diplomatique, une vertu dont, un peu sauvage de nature, je me reconnais assez dépourvu et que je ne saurais par conséquent apprécier à sa juste valeur.

Un autre personnage à qui, tout comme à Mulroney, il ne manque sûrement pas de tact diplomatique, c'est bien Stéphane Laporte. [ … ] N’est-ce pas justement à lui que TVA, propriété de Québécor, doit quelques-uns de ses plus grands succès, notamment Star Académie, et qu’est chaque jour offerte, pour le moindre de ses petits mots d’esprit, rien de moins que la une de La Presse, propriété de Power Corporation ?

Peut-être, là encore, n'est-ce que la vie, tout simplement, la vie dans toute sa plate banalité...

C'est là, je l'admets, une hypothèse aussi plausible que légitime et avec laquelle il est même plus que souhaitable que la réalité coïncide. Mais, au risque de jouer les trouble-fête, je maintiens qu'à la lumière des faits que j'ai repérés sur Internet, à commencer par le fameux sommet de Larry's Gulch, d'autres hypothèses, hélas, sont toujours possibles. Pas certaines, loin de là, mais possibles.

Voilà pourquoi, ces faits, je tenais à les exposer. Peut-être ne sont-ils pas aussi lourds de signification qu'on pourrait le penser de prime abord, mais peut-être le sont-ils bel et bien. S'ils ne permettent pas de trancher dans quelque sens que ce soit, leur connaissance et leur prise en compte s'imposent néanmoins. Car n'importe-t-il pas d'avoir toujours de la réalité la vue la plus complète possible ?

Luc Potvin