Une recension de "La Dépossession tranquille" de Richard Le Hir

Citizen Desmarais

Quand les intérêts personnels et le bien public sont confondus

Chronique de Patrice-Hans Perrier

Citizen Kane est un film à charge. Orson Welles venait à peine de terminer son chef-d’œuvre que, déjà, des procédures légales tentaient d’en limiter la diffusion. Il faut dire que le célèbre magnat de la presse, William Randolph Hearst, n’avait pas très apprécié certaines parentés entre sa vie privée et le récit de ce qui allait devenir un film culte. Le cœur du litige ? La soif insatiable de pouvoir du patron de presse iconoclaste l’aurait poussé à abuser de sa posture. D’où les nombreux abus de pouvoir du citoyen Hearst, confondant allègrement ses propres intérêts avec le domaine public.
->45480]C’est justement cet interstice brûlant qui intéresse Richard Le Hir. L’ancien ministre du gouvernement Parizeau en 1994 et 1995 vient de terminer un ouvrage qui suscite déjà une vague de controverses qui est tout à fait dans l’air du temps. En effet, «[Desmarais –La Dépossession tranquille» tombe à pic, alors que les «Anonymous» du Québec viennent de rendre public un documentaire filmant un gala opulent mis en scène à la résidence de Sagard, version québécoise qui s’inspire de la célèbre villa dite Malcontenta de l’architecte Palladio.
Le grand patron de la nébuleuse Gesca est pris à parti par cet ouvrage qui rassemble une cinquantaine de chroniques mises en ligne sur le site Vigile.net dans les deux dernières années.
«Desmarais –La Dépossession tranquille» n’est pas un brulot, ni un essai. Ouvrage difficile à classer, il s’agit d’un réquisitoire en règle contre certaines pratiques d’affaire de l’oligarque canadien-français bien connu.
L’avant-propos met la table pour un portrait pas très flatteur du magnat : «Paul Desmarais n’est pas un entrepreneur. C’est un prédateur, un loup qui a compris qu’il est beaucoup plus facile de convaincre le berger de lui ouvrir toutes grandes les portes de la bergerie que de chercher continuellement à déjouer sa surveillance».
Un loup dans la bergerie
La thèse de l’auteur tente de démontrer que nos richesses naturelles et nos grandes sociétés publiques constituent la bergerie. Le berger, on l’aura compris, c’est notre Premier ministre Jean Charest qui est «aux affaires» depuis bientôt une décennie.
Prenant appui sur l’étude détaillée des accointances de Paul Desmarais avec les milieux de la haute-finance et de la politique, l’auteur développe une hypothèse qui retient particulièrement notre attention. En effet, suite à la crise financière des années 2008 – 2009, les grands conglomérats financiers, et les banques d’affaire, lorgnent en direction de l’«économie réelle», plus particulièrement les richesses naturelles et les grands travaux publics.
Dès les premières pages de son ouvrage, Le Hir porte une attention soutenue à Hydro-Québec, ce «navire amiral de l’économie québécoise», pour reprendre l’heureuse formule de René Lévesque. L’auteur confesse, d’entrée de jeu, avoir lui-même déjà suggéré une privatisation partielle de la célèbre société étatique, dans un contexte où, dès le début des années 90, le gouvernement québécois éprouvait de sérieuses difficultés budgétaires.
Revenant sur cet épisode de sa carrière politique, l’ancien ministre péquiste nous rappelle que les oligarchies financières – actives sur le front des énergies – n’ont jamais oublié l’effet choc qu’avait eu la croissance spectaculaire d’Hydro-Québec sur leurs activités respectives. Nous étions en 1962 – 63 et le Québec engageait un pas de deux avec les milieux financiers nord-américain et certains producteurs d’hydroélectricité qui allaient céder le terrain à une vague de nationalisations qui deviendra le symbole de la Révolution tranquille.
Richard Le Hir souligne d’ailleurs, qu’à l’origine, Power Corporation était une société productrice d’hydroélectricité, avant que le patriarche Desmarais n’en fasse l’acquisition … et c’est un peu le nœud du récit.
Les vases communicants
Il est révélateur de constater qu’un empire financier aura germé sur la dépouille d’une entreprise de production d’énergie à une époque où le gouvernement du Québec tentait de prendre le contrôle de certains secteur-clefs de son avenir économique. On pourrait parler d’une action de type pendulaire : pendant que les gouvernements nationalisent les énergies, les grands prédateurs capitalistes jettent leur dévolu sur les banques d’affaire, les maisons de courtage et les fonds de placements en tous genres.
S’alliant avec Albert Frère, un puissant oligarque belge, Paul Desmarais fonde une filiale européenne qui sera comparable à une véritable pieuvre. En effet, Pargesa réalise des prises de contrôle qui permettent aux deux compères de peser lourd sur le conseil d’administration de sociétés telles que GDF Suez – 1er producteur indépendant d’électricité mondial – ou Total, le géant français du pétrole.
Tirant parti des fonds illimités (certains parlent d’actifs combinés qui se rapprocheraient des 200 milliards de dollars canadiens) de ses trusts et autres fiducies canadiennes, Citizen Desmarais tisse sa toile. Et, cette toile semble illimitée tant elle possède des ramifications.
Entrelardant, avec un brio confondant, intérêts financiers et politiques, le patriarche de cette dynastie aura pesé lourd sur la carrière politique de l’ancien Président Sarkozy. D’ailleurs, les observateurs politiques du Canada anglais parlent d’un «king maker».
Le bal des vampires
Richard Le Hir est un recherchiste hors-pair qui ferait pâlir d’envie n’importe quel des meilleurs journalistes d’enquête. C’est en explorant les sites internet des conglomérats affiliés à la nébuleuse de Citizen Desmarais et en décortiquant l’actualité des milieux d’affaire qu’il parvient à brosser un tableau ahurissant qui donne froid dans le dos.
Paul Desmarais, et ses principaux lieutenants, ont mis leurs hommes à la tête du conseil d’administration de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), de celui d’Hydro-Québec ou de Gaz Métropolitain … sans parler du Conseil des ministres du gouvernement du Québec.
La Dépossession tranquille illustre avec brio la tentation du Seigneur de Sagard de revenir sur ses terres de chasse. Le Plan Nord représentant une sorte de partie de chasse à la cour, dans un contexte où des traités internationaux feront en sorte – prochainement – d’enchaîner la destinée du Québec au joug inflexible des grands prêtres de l’Union Européenne.
En effet, le gouvernement du Québec devra ouvrir ses appels d’offres pour le traitement de l’eau, la réfection des infrastructures en tous genres et bien d’autres volets aux marchés européens en vertu d’accords qui se négocient derrière des portes closes au moment de composer notre recension.
Et, Richard Le Hir prend appui sur sa vaste connaissance des échanges commerciaux et des traités pour nous prévenir que le loup est aux aguets … Citizen Desmarais ayant pris d’importantes participations dans des sociétés spécialisées dans le traitement des eaux tels que Suez-Environnement ou Veolia Environnement.
C’est ici que l’on retourne à l’obsession d’Orson Welles pour cet immense dispositif de «miroirs réfléchissant d’autres miroirs» … les médias et la classe politique ne servant qu’à donner le change à des stratégies financières qui ambitionnent, rien de moins, de privatiser jusqu’à la totalité de ce qui reste de nos sociétés d’état.
Une soif inextinguible
Paul Desmarais, sa descendance et ses affidés forment une véritable «guilde occulte» qui mène le jeu sur plusieurs continents. Alliés du CITIC Group (China International Trust and Investment Corporation) – un conglomérat chinois qui pèse dans les 40 milliards de dollars US – et menant le jeu au sein de TOTAL, le géant français du pétrole qui commande l’exploitation des sables bitumineux en Alberta, le Seigneur et Maître de la politique canadienne ne recule devant rien pour satisfaire ses colossales ambitions.
L’auteur nous amène à comprendre que nos oligarques ont bien compris que les marchés financiers sont sur le point d’exploser en plein vol sous peu (2013 – 2014) et qu’ils ont hâte de se débarrasser de leurs valeurs contrefaites afin d’investir dans des actifs réels et pérennes.
Richard Le Hir pose des questions cruciales sur la perte des 40 milliards de dollars qui aura affecté de façon dramatique l’équilibre de notre Caisse de dépôt et de placement du Québec. L’auteur lorgne du côté d’une hypothèse lourde de conséquences : de puissants spéculateurs auraient voulu se débarrasser de leurs actifs titrisés en les refilant à la CDPQ.
Et, celui qui était PDG de la CDPQ à cette époque, Henri-Paul Rousseau, siège depuis lors sur le conseil d’administration de Power Corporation. Les influences de la nébuleuse agissant comme un «sas de décontamination» ou un vestibule permettant de brasser les cartes à nouveau, on ne sera pas surpris de retrouver Roland Lescure au poste de premier vice-président et chef des Placements de la Caisse de dépôt et placement. Ce dernier avait déjà eu, sous ses auspices, un portefeuille d’action s’élevant à 80 milliards d’euros, comprenant des participations des Desmarais et Dassault de ce monde.
Richard Le Hir n’y va pas par quatre chemins. D’après lui, la famille Desmarais désire mettre la main sur Hydro-Québec. Le plus tôt possible et à n’importe quel prix politique. De toute façon, en terres québécoises, il ne faut pas beaucoup investir pour que nos politiques se mettent au garde-à-vous.
Desmarais –La Dépossession tranquille est difficile à lire puisqu’il provient de la mise en commun d’une série d’anciens articles publiés sur Vigile. Les incises, les reports de date et les présentations liminaires manquent de précision quelques fois.
Mais, force nous est d’admettre que ses hypothèses de travail tiennent la route, que son habilité à faire cheminer des dossiers et l’acuité de ses raisonnements sortent de l’ordinaire. Un pavé qui augure une prise de conscience qui pourrait avoir des effets considérables.
LIEN: http://patricehansperrier.wordpress.com/2012/06/06/citizen-desmarais/

Squared

Patrice-Hans Perrier181 articles

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Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtrise fine de l’analyse critique et un style littéraire qui se bonifie avec le temps. Disciple des penseurs de la lucidité – à l’instar des Guy Debord ou Hannah Arendt – Perrier se passionne pour l’éthique et tout ce qui concerne la culture étudiée de manière non-réductionniste. Dénonçant le marxisme culturel et ses avatars, Patrice-Hans Perrier s’attaque à produire une critique qui ambitionne de stimuler la pensée critique de ses lecteurs. Passant du journalisme à l’analyse critique, l’auteur québécois fourbit ses armes avant de passer au genre littéraire. De nouvelles avenues s’ouvriront bientôt et, d’ici là, vous pouvez le retrouver sur son propre site : patricehansperrier.wordpress.com





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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    4 mai 2014

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