« Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » : ce que révèle la petite phrase de Macron

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L'esprit de l'entreprise transposé à la sphère politique. Le syndrome de l'État Provigo

La petite phrase prononcée par Emmanuel Macron a fait beaucoup de bruit. Pour Mathieu Slama, elle est représentative de la transposition des valeurs de l'entreprise au monde politique qui s'opère avec le nouveau Président de la République.
«Une gare, c'est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c'est un lieu où on passe. Parce que c'est un lieu qu'on partage».
Cette petite phrase d'Emmanuel Macron, prononcée dans le cadre d'un discours sans note et manifestement improvisé, est sans aucun doute une maladresse de langage qui n'est en rien comparable avec l'expression «sans dents» que l'on attribue à l'ancien chef de l'État. La suite de la phrase, que nous avons indiquée, en atteste. Cependant elle révèle une vérité cachée, une arrière-pensée qui dit énormément du Président de la République et de ses habitudes de langage - qui sont aussi et surtout des habitudes de pensée. Et il n'est pas anodin qu'elle ait été prononcée devant un parterre d'entrepreneurs et de «startuppeurs», dans un lieu financé par le milliardaire Xavier Niel.
On ne le dira jamais assez: ce gouvernement Macron est le gouvernement de la classe dominante élu par la classe dominante. Cela n'est pas une interprétation abstraite du phénomène En Marche mais une constatation vérifiée par les études de sociologie politique réalisées lors de l'élection présidentielle et des élections législatives. Et l'on sait aussi, grâce à une enquête remarquable du Cevipof, que les députés En Marche issus de la société civile sont dans leur immense majorité des cadres dirigeants et des managers, dont beaucoup travaillent dans les métiers des ressources humaines et de la communication. On sait, enfin, que l'entourage du chef de l'État compte un nombre anormalement élevé de personnalités issues du monde de l'entreprise, dont certains ont exercé en tant que lobbyistes de grands groupes du CAC 40. Le renouvellement dont on parle tant est incontestable: il marque la prise de pouvoir et l'hégémonie de cette nouvelle bourgeoisie managériale dont les principes directeurs sont le pragmatisme, le management et l'efficacité.
En 1916, le célèbre juriste Carl Schmitt, une des figures de la révolution conservatrice allemande, se désolait de l'émergence d'une société «du commerce, de la technique et de l'organisation. En effet, l'entreprise semble être ce qui la caractérise: l'entreprise en tant que moyen extrêmement efficace en vue d'un fin lamentable ou absurde, priorité universelle du moyen sur la fin». Dans cette société, écrit Schmitt, «à la moindre défaillance, une analyse aussi sagace que rapide, ou une organisation appropriée, a tôt fait de remédier à ce dysfonctionnement». Le parallèle avec la société rêvée des macronistes est saisissant.
Les nouveaux députés En Marche ont eux-mêmes été recrutés par le biais d'un processus de recrutement identique à celui d'une entreprise: envoi d'un CV et d'une lettre de motivation, travail sur des cas une fois le premier «round» de recrutement passé. Et la séance de formation aux us et coutumes de l'Assemblée nationale s'est également inspirée des séminaires de coaching des entreprises, sessions de «media training» (entraînement à la parole publique, très courant en entreprise) comprises.
Le phénomène Macron ne se résume pas à la transposition, au sein du monde politique, des méthodes propres au monde des entreprises. C'est aussi l'esprit même de l'entreprise qui est transposée à la sphère politique. La victoire de Macron est celle d'un habitus spécifique qui appartient à la sphère de l'entreprise. Dans cette sphère, il y a ceux qui sont efficaces et ceux qui ne le sont pas, il y a ceux qui bénéficient de promotions et ceux qui sont laissés sur le côté, ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Il y a la «gestion des ressources humaines» et la mise en place, par le management, d'une organisation faussement égalitaire et empathique qui, en réalité, introduit une couche supplémentaire d'inégalité et de hiérarchie à l'intérieur d'une société déjà minée par les injustices sociales. Le monde de l'entreprise n'est pas un monde d'épanouissement et de réussite mais souvent un monde de souffrance, de ressentiment, au sein duquel la compétition des uns avec les autres est organisée de telle sorte que le système non seulement se perpétue mais se renforce.
Dans ce monde, on parle de nouvelles frontières technologiques, d'innovation, de disruption, d'inclusion ou encore d'industrie du futur. On y partage une même foi dans la culture et les valeurs d'entreprise, dans l'individualisme, dans l'ouverture au monde, dans la technologie et la connexion permanente. Le modèle de cette bourgeoisie managériale n'est pas le Général de Gaulle ou Napoléon mais les patrons d'Uber et de Facebook. Ses théoriciens sont des «coaches» en leadership comme Simon Sinek. Cette bourgeoisie n'a que faire de ces vieilles lunes que sont le sentiment national ou la justice sociale. Les représentations de cette nouvelle classe dominante sont tout entières définies par les codes de l'entreprise et du management, codes qui, sous couvert de tolérance et de modernité, sont - comme nous l'écrivions - profondément hiérarchiques et inégalitaires.
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la petite phrase de Macron. Par «ceux qui ne sont rien», Emmanuel Macron entendait certainement «les exclus et les laissés pour compte». Mais l'habitus managérial a pris le dessus à cette occasion, et l'a amené à formuler une arrière-pensée: ne pas réussir, au sens économique du terme, c'est «être rien». Toute la théorie du management a pour présupposé que le moteur de l'ambition personnelle est la réussite professionnelle. Gagner beaucoup d'argent, exercer un poste à haute responsabilité et manager des équipes: c'est cela la réussite dont parle Macron. Rappelons-nous de sa formule «Les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires»: Il y a toujours eu, chez le Président, une fascination pour les valeurs issues du monde de l'entreprise. Et cela malgré sa culture classique et son apparente compréhension de la spécificité du politique.
Avec cette petite phrase, c'est en réalité toute la présidence Macron, ce qu'elle représente et signifie comme rupture, qui est définie. Gouvernement des classes dominantes, gouvernement du fossé qui se creuse avec les classes populaires - et de la sortie de ces dernières du champ politique. Jamais cette rupture n'a été aussi grande. Rappelons-nous: même Adolphe Thiers, le grand persécuteur de la Commune, avait le soutien d'une partie du monde paysan. Macron, lui, n'a ni le monde rural, ni le monde ouvrier, ni le monde des petits employés. Ceux «qui ne sont rien» n'ont, aujourd'hui, aucun représentant capable de peser politiquement sur le cours des choses. Ils sont à la merci, par exemple, d'une ministre du Travail, ancienne directrice des ressources humaines d'une multinationale de l'agroalimentaire, qui déclarait récemment que le «Code du travail n'est fait que pour embêter 95 % des entreprises». D'un Premier ministre qui est l'ancien lobbyiste d'un géant français de l'énergie. D'un Secrétaire d'État à l'économie qui est l'ancien directeur des affaires publiques d'un leader mondial de l'immobilier commercial. Quelle place reste-t-il pour la politique dans un tel contexte? Comment ne pas s'inquiéter d'une soumission totale ou partielle du monde politique au monde économique, là où c'est du contraire dont nous avons besoin?
La crise politique révélée par la prise de pouvoir de Macron n'est pas institutionnelle ou encore idéologique: elle est avant tout sociale. Et sans le savoir, Emmanuel Macron a désigné dans sa formule malheureuse le vrai clivage de la société française. «Le vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux… les questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes…» écrivait Céline. Nous y revoilà.


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