Sisyphe à Kaboul

Mais cette déprimante litanie de faits et de chiffres ne démonte pas ceux dont le rôle est de répéter que cette mission est belle, noble, nécessaire, et qu'elle va se terminer par la victoire.

Afghanistan - une guerre masquée



À quoi rime cette mission? La question hante le public québécois, au lendemain de l'entrée dans la galerie tragique des morts au combat des trois premiers tués de Valcartier...
L'effet de ce drame est presque immédiat: l'opinion québécoise bascule. Elle dit maintenant, aux deux tiers, que «ça n'a plus de bon sens, il faut plier bagage». Opinion relayée par une minorité activiste pour qui toute intervention armée à l'étranger est forcément impérialiste et indéfendable.
Il est vrai que l'Afghanistan, pays arriéré, quantité négligeable de l'économie globale, se retrouve malgré tout au centre géopolitique du monde. C'est de là que venaient les attentats du 11-Septembre. Et avec son voisin le Pakistan, l'Afghanistan forme en 2007 un couple infernal qui pourrait revenir, demain, hanter les Occidentaux.
D'où les arguments du chef d'état-major canadien Rick Hillier selon lesquels les talibans sont des fascistes qu'il faut absolument vaincre, sinon le «retour de bâton» sera terrible. Il faut, dit-il, faire comprendre au peuple qu'un échec en Afghanistan nous préparerait à tous des lendemains qui déchantent.
Les promoteurs de la mission aiment aussi parler des ponts, écoles et routes construits ou reconstruits grâce à la bienveillante présence étrangère. Il y en a sans doute eu quelques-uns, en particulier au début... mais il y a aussi eu destructions subséquentes de plusieurs de ces écoles ou de ces routes! Et le discours sur la reconstruction est aujourd'hui, peu ou prou, relégué aux oubliettes...
D'autres vous diront qu'au moins sur papier, l'Afghanistan est une démocratie avec un président élu, des lois, des droits désormais garantis pour les femmes... Un optimiste comme Craig Charney, sondeur américain qui est allé sur place, écrit que «le soutien populaire aux droits des femmes est très répandu en Afghanistan» (Le Devoir du 27 juillet).
Pourtant, ce ne sont pas ces exhortations, positions de principe et considérations optimistes qui, aujourd'hui, «font l'opinion» sur la question afghane. Non, ce qui est déterminant, ce sont plutôt: les soldats et civils tués, la vigueur renouvelée des rebelles, les attentats suicide et prises d'otages, la production de drogue...
Et sur tous ces plans - sans exception - les indicateurs sont au rouge. Quelques chiffres...
Les morts violentes? Durant la période d'«état de grâce» de 2002-2005, il y avait tout au plus quelques centaines de tués par année - rebelles, civils, forces afghanes et étrangères confondues.
En 2006, selon l'ONU, le nombre de morts violentes a bondi à plus de mille (certaines sources vont jusqu'à 3000). Depuis le printemps 2007, la lecture des dépêches et communiqués sur la guerre fait régulièrement apparaître plus de 50 et parfois 100 morts par semaine... En taux annuel, ces statistiques se convertissent en près de 5000 morts: on est encore loin de l'Irak, mais la tendance à la hausse est nette.
Les soldats étrangers tués? Pour les forces étrangères au total dans tout l'Afghanistan, c'était 593 morts en date de vendredi. Pour les Canadiens, on en est maintenant à 70 tués, dont six Québécois. Là aussi, l'évolution au fil des ans révèle une aggravation continue: 68 morts en 2002, 130 en 2005, 191 en 2006.
Les civils tués? Dans un rapport de l'ONU rendu public en juillet, on apprend qu'il y a eu, du 1er janvier au 30 juin 2007, au moins 593 morts civiles en Afghanistan, dont 314 causées par la coalition étrangère... soit 53 %!
En clair, cela signifie qu'en 2007, les troupes étrangères tuent plus de civils innocents que tous les talibans réunis! Les fameux «dommages collatéraux»...
On pourrait aussi parler de l'irruption spectaculaire, en 2006, des méthodes «irakiennes» de l'attentat suicide et de la prise d'otages étrangers. Dix-neuf Sud-Coréens et un Allemand sont toujours retenus par leurs ravisseurs...
On continue avec les chiffres? La production d'opium, dont l'Afghanistan est champion mondial, est montée en flèche depuis 2002. Alors que les talibans avaient virtuellement éradiqué l'opium en 2001, la production a rebondi à 3600 tonnes en 2003, à 4100 en 2005, puis à 6100 en 2006. Une augmentation de 10 à 30 % est prévue pour 2007 (chiffres de l'ONU).
Mais cette déprimante litanie de faits et de chiffres ne démonte pas ceux dont le rôle est de répéter que cette mission est belle, noble, nécessaire, et qu'elle va se terminer par la victoire.
Qui connaît Sisyphe, personnage de la mythologie grecque condamné à rouler éternellement un rocher sur une pente? Arrivé au sommet, Sisyphe voit le rocher dégringoler et il doit recommencer indéfiniment... Albert Camus a tiré de ce mythe un essai sur l'absurde qui se conclut ainsi: «Il faut imaginer Sisyphe heureux.»
Les Canadiens et les Québécois seront-ils heureux si l'on ose leur avouer que la mission en Afghanistan, c'est Sisyphe... mais qu'il faut la continuer malgré tout, puisque ainsi va la vie, et ainsi nous commandent la morale et nos obligations internationales!
***
François Brousseau est chroniqueur d'information internationale à Radio-Canada. On peut l'entendre tous les jours à l'émission Désautels à la Première Chaîne, et lire ses carnets sur www.radio-canada.ca/nouvelles/carnets.
francobrousso@hotmail.com

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François Brousseau est chroniqueur et affectateur responsable de l'information internationale à la radio de Radio-Canada.





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