Éditorial

Pour mémoire

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Nos félicitations à l'Action Nationale et à ses collaborateurs

C’est une longue, une très longue cordée qui aura conduit L’Action nationale au seuil de ce numéro du centenaire. Pour quiconque a eu le bonheur de se trouver devant la collection complète de la revue, de s’y laisser guider par l’attrait des maquettes ou la couleur des vieux papiers où s’amoncellent des millions de signes, la figure de ce long défilé des auteurs tous tendus vers une même ascension, un même idéal de dépassement s’impose d’elle-même. Édouard Montpetit qui signe le premier éditorial du numéro de janvier 1917 n’avait pas manqué de placer l’aventure naissante du côté de l’effort et de l’accomplissement. Vers la supériorité, écrit-il alors pour en appeler – et peut-être aussi pour se convaincre lui-même – à se faire confiance et à miser sur un potentiel que le petit peuple humilié a du mal à s’accorder.
Les Canadiens français lancés dans le siècle naissant ne sont pas seulement dépossédés, prolétarisés, ils sont rongés par un doute diffus et sournois sur leur capacité à se faire un avenir. L’industrialisation massive, l’urbanisation et un régime politique ouvertement hostile à leur existence nationale imposent depuis plusieurs années déjà un doute existentiel que les envolées de Bourassa ou les sermons des évêques ne recouvrent que d’un très friable vernis. Les notables de la petite bourgeoisie ont beau plastronner, les politiciens entonner les hymnes au progrès et se déclarer fervents apôtres du libéralisme triomphant, tout ne va pas pour le mieux dans le merveilleux Canada qui célèbre cette année-là le cinquantenaire de la Confédération. Les intellectuels que réunit le projet de revue refusent la pose de circonstance. Ce sont des militants que les combats linguistiques ont aguerris et que le Règlement XVII ontarien révulse. Ce sont des penseurs que les poncifs idéologiques ne bernent guère, aussi bien ceux que leur milieu leur sert que ceux-là que leur assène le régime hypocrite qui ne cesse de jouer de toutes les ruses pour diviser les Canadiens français contre eux-mêmes. La première équipe de rédaction veut penser le réel pour mieux s’affranchir des chimères que la crise culturelle larvée impose à la nation.
Sortir de la rhétorique, trouver les voies de l’action, tel aura été le programme fondamental de la revue, le travail qui mobilise ses artisans. D’abord modestes – quelques feuillets à peine –, les articles bientôt sont plus étoffés, les dossiers succèdent aux grandes enquêtes. Le travail intellectuel est vraiment lancé, le projet des fondateurs est une réussite. Précaire, cela va de soi. Comme notre existence nationale. Précaire, mais tenace et combatif.
Le projet de L’Action française est d’abord celui d’une reconquête de soi. C’est un effort d’arrachement pour surmonter la torpeur politique qui mine la conscience nationale depuis l’échec de 1837, depuis l’Acte d’Union, depuis la pendaison de Louis Riel, depuis les manœuvres de Georges-Étienne Cartier, etc. Sa naissance témoigne d’un refus de l’impuissance qui s’exprime par un bouillonnement intellectuel que consacre et exprime depuis quelques années déjà Le Devoir auquel Omer Héroux est relié. La société canadienne-française se cherche intensément, confusément. Elle cherche ses réponses aux changements majeurs qu’imposent des transformations structurelles qu’elle a parfois du mal à comprendre et devant lesquelles ses réactions sont tâtonnantes et souvent contradictoires. Le travail des artisans de L’Action française va marquer un tournant dans la vie culturelle comme dans la réflexion politique. La revue, en effet, innove en lançant une série de grandes enquêtes qui auront beaucoup de retentissement. Elles ont une grande ambition : aider la nation à se saisir comme totalité. C’est un effort délibéré pour s’arracher à la représentation minoritaire.
La revue n’y parviendra certes pas d’un seul coup, engluée qu’elle restera dans une ambivalence épisodique et récurrente, mais elle parviendra à faire craquer l’immobilisme. Elle lancera un formidable couac dans le concert d’éloges que s’adressent à eux-mêmes le Dominion et ceux qui le servent. Elle réhabilite l’idée d’indépendance, en veilleuse depuis un demi-siècle. C’est Lionel Groulx qui sonnera la charge. Mais comme le dira si justement Guy Frégault, l’historien a pointé un soleil que ni lui ni la revue n’ont pu longtemps regarder. La conscience de la dépossession était trop forte, le doute sur soi encore trop prégnant pour que l’idée s’incarne immédiatement. Mais elle avait au moins le mérite de revenir comme idéal inspirant. Notre État français nous l’aurons, affirmera plus tard Groulx avant lui-même de retraiter dans les mille dédales des argumentaires des droits des minorités et du traitement équitable des langues au Canada avec une sincérité au moins égale à l’ardeur éperdue qu’il mettra à réhabiliter l’orgueil et la fierté.
Elle-même un peu abasourdie par la conclusion à laquelle la confronte l’examen lucide de la condition canadienne-française dans le régime canadien, la revue choisira d’emprunter les voies de la reconstruction lente, des voies qui finiront par donner les diverses expressions de la recherche de l’autonomie provinciale. L’Action française affirme avec une audace dont on ne mesure pas toute la force aujourd’hui que le peuple du Saint-Laurent porte un projet de civilisation, qu’il incarne une vision du monde que le Canada ne pourra réduire. Avant de se faire nationaliste, la revue se fait d’abord patriote. C’est là le sens de son engagement : une volonté d’enracinement qui suppose aussi bien de se faire héritier que légateur. L’Action française est un avènement qui témoignera de la loyauté indéfectible de ses artisans envers le peuple du Québec, de leur volonté d’affirmer la légitimité de son existence et la recherche des moyens de son épanouissement. Cette impulsion sera durable, la revue changera de nom pour éviter de subir l’opprobre par association avec les condamnations qui tombent sur son homonyme française, mais elle conservera le même élan. Devenue L’Action canadienne-française pendant un court laps de temps, elle deviendra L’Action nationale dans la tourmente des années trente.
La crise culturelle larvée qui marque l’entrée dans le siècle va éclater au grand jour avec la crise de 1929. Durement secouée, comme le reste de la société, et affaiblie au point de ne pouvoir maintenir ses conditions matérielles d’existence, L’Action nationale ne tardera guère à reprendre ses esprits, à reprendre ses combats. Des années de travail intense, une animation intellectuelle enfiévrée conduiront bientôt aux initiatives qui permettront la conception du Programme de Restauration sociale, véritable matrice programmatique de ce qui deviendra trois décennies plus tard la Révolution tranquille. La revue ne sera pas le seul foyer de cette recherche des voies de sortie. Elle sera indéniablement un foyer critique important, un foyer où se consumeront bien des contradictions et des ambivalences. La critique des contraintes du régime fédéral et de ses manœuvres centralisatrices, les efforts pour mieux connaître la condition concrète de la vie de la nation, de sa diaspora comme de ses surgeons dans les régions d’un territoire de plus en plus clairement abordé comme territoire national, les thématiques de sa programmation ne cesseront de se diversifier et de s’enrichir.
Lentement, presque subrepticement, le travail éditorial glisse d’une vocation autoproclamée de guide de la nation vers une volonté explicite de se faire laboratoire d’idées. Les tensions entre les courants conservateurs et les options plus progressistes seront toujours vives, mais elles auront toutes pour résultat de contribuer au renforcement d’une conscience nationale plus affirmée. Les débats font bouger les lignes de fracture, provoquent des renversements d’alliance ou de points de vue. Dans l’ensemble cependant le travail intellectuel de la revue reste bien davantage caractérisé par l’hésitation parfois perplexe, souvent timorée, que par les clivages idéologiques immuables. L’Action nationale est alors un véritable carrefour, un lieu où convergent ou s’affrontent des points de vue qu’acceptent de soumettre au dialogue les diverses institutions et organisations qui animent le mouvement national. De la Société Saint-Jean-Baptiste au journal Le Devoir, avec qui elle entretient des liens étroits, en passant par le monde syndical et les fractions les plus dynamiques du clergé, L’Action nationale est un périodique de référence, son influence est réelle sur l’évolution des débats. Nul mieux qu’André Laurendeau, qui marche dans les pas de son père, n’illustrera la progression laborieuse des réponses aux enjeux de l’héritage et de la filiation. Il amorcera à la revue une réflexion et une conception de l’action qui auront des conséquences majeures sur l’évolution de la nation. On ne peut que regretter que les circonstances n’aient pu faire croiser son parcours subséquent avec les chemins qu’avait continué de baliser la revue.
La réhabilitation de l’idée d’indépendance ne se fera que très lentement. Elle suivra l’orientation première que les artisans de L’Action française lui avaient donnée : sceptiques jusqu’à l’angoisse quant à la capacité de la réaliser étant donné la dépossession et l’extrême faiblesse des moyens, les intellectuels qui l’évoquent bougeront au rythme même des transformations sociales qui viendront à bout du doute. Dans la revue, comme dans la société, l’idée avance dans les multiples efforts pour construire la nation, elle progresse dans l’affirmation même de l’identité nationale, dans la certitude assumée qu’elle seule peut servir de cadre porteur de l’autodétermination, de la volonté comme du destin naturel d’une communauté humaine désireuse de persévérer dans son être, de se projeter dans ses espérances comme dans son génie propre. Toute cette thématique dressera les paramètres des débats qui culmineront avec les États généraux du Canada français où la revue, en symbiose avec la Société Saint-Jean-Baptiste, jouera un rôle capital.
Cet arrachement fondamental, la décision de cesser de se voir minoritaire, ne se fera pas sans heurts. Depuis si longtemps préoccupée du sort des minorités, la revue tentera tant bien que mal de maintenir des liens, de garder vivante une solidarité que l’évolution du Canada rendra de plus en plus compliquée, voire impossible. Fracturée d’abord par la question du bilinguisme officiel adopté par Ottawa pour mieux refuser la réalité nationale du Québec, cette solidarité sera habilement instrumentalisée par un régime qui ne reculera devant rien pour placer dos à dos les luttes de survivance et l’effort québécois d’émancipation. La langue qui pendant des siècles a soudé notre peuple autour de ses communautés allait désormais dresser des obstacles qui produiront des empêchements tenaces. Et cela ne se passera pas qu’à l’extérieur, bien au contraire.
La langue qu’Ottawa utilise comme une arme contre notre langue, c’est celle du privilège du conquérant. La question des minorités françaises sera vite éclipsée par l’enjeu majeur que représente la consolidation d’un avant-poste de la majorité par la consécration des privilèges anglophones sournoisement maquillés en droit de la minorité. La bataille du français va prendre un nouveau visage. Le chantage aux minorités va devenir une arme puissante dans les mains d’Ottawa. Les tensions seront avivées et la solidarité difficile à maintenir. Le combat linguistique se déploiera ainsi sur le double front de la représentation et de l’assomption de l’héritage canadien-français et sur celui de l’affirmation majoritaire sur le territoire du Québec.
L’Action nationale y consacrera une énergie incroyable, de concert avec la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et sous la direction de l’infatigable François-Albert Angers. Bill 63, crise de Saint-Léonard, bataille de la loi 22, un intense travail de réflexion et de mobilisation pavera la voie à l’élection du Parti québécois et à l’adoption de la loi 101. La revue subira un étrange retour des choses au cours de ces années de braise. Au moment où les souverainistes se trouvent au pouvoir, son rayonnement baisse, la qualité de sa production est de plus en plus inégale et la diversité de ses contributeurs est réduite. Elle est littéralement tenue à bout de bras.
Les forces souverainistes ne s’en font plus le forum indispensable, le laboratoire d’idées qui aurait pourtant été si essentiel à la réalisation de leur projet politique. La revue qui avait joué un rôle déterminant dans le renouveau du nationalisme se retrouvait dans une voie de relégation. Cela s’explique certes en partie par la multiplication des tribunes, par la force d’attraction du Parti québécois et du gouvernement qu’il forme. Et cela tient aussi très certainement à un rééquilibrage des courants idéologiques à l’intérieur même du programme éditorial de la revue. Elle a raté quelques rendez-vous importants, en particulier dans le domaine de l’éducation et lors de la bataille pour la nationalisation de l’électricité, et cela n’aura pas été sans séquelles.
Avec le recul cependant, un autre ordre d’explication s’impose. Il était en quelque sorte fatal que la revue se retrouve plus ou moins à la marge alors que les péquistes au pouvoir sont rapidement piégés dans les traquenards du clientélisme électoral. Porté par une sympathie populaire évidente, le parti au pouvoir s’isole rapidement, se coupe plus ou moins ouvertement des alliés ou, du moins, ne met pas vraiment son pouvoir au service du renforcement de leur force de frappe. Il va plutôt tenter d’instrumentaliser le mouvement, le conscrire sur ses priorités (électorales surtout) plutôt que de poursuivre avec lui un travail de construction d’une véritable force d’émancipation visant à s’inscrire dans tous les domaines de la vie de la nation pour briser le carcan, pour sortir du régime.
Renonçant à construire le mouvement national pour privilégier le marketing politique, le péquisme régnant n’a guère éprouvé le besoin de maintenir des lieux de réflexion et de distance critique centrés sur l’approfondissement des divers aspects du combat indépendantiste, approfondissement qui aurait nécessité des efforts soutenus pour expliciter une doctrine de l’intérêt national largement partagée. Il aurait fallu un périodique pour favoriser l’épanouissement de la réflexion, pour offrir une référence commune aux militants et aux divers leaders d’opinion, pour offrir des dossiers utiles à la formation, à l’enrichissement du débat public. Bref il aurait fallu un périodique qui aurait assumé la fonction qu’a remplie L’Action nationale pendant des décennies. Les choses ont évolué de manière telle que le péquisme a délaissé cette fonction essentielle, il n’a pas assumé la continuité avec L’Action nationale – qui n’a même jamais obtenu le soutien et l’abonnement de la majorité de son caucus de députés – et il ne l’a pas remplacée non plus. Il faudra attendre bien tardivement les choix stratégiques de Jacques Parizeau et la campagne référendaire de 1995 pour voir réapparaître cette préoccupation. Ce sera trop peu et surtout trop tard. La formidable force de mobilisation de ce mouvement national, qui avait pourtant fait une éloquente démonstration de sa puissance lors de la campagne référendaire, a été littéralement laissée en déshérence.
Refusant de placer son action sous le signe de la reconfiguration de toutes les institutions imposées par le régime canadian, l’action péquiste est sagement restée dans les limites politiciennes assignées par la logique provinciale. Pas étonnant dès lors que les divers mandats péquistes n’aient pas donné lieu à une véritable entreprise de conquête intérieure, une conquête visant à donner une vision et des perspectives indépendantistes à toutes les questions, à toutes les instances qui charpentent la vie nationale. Une véritable politique indépendantiste aurait multiplié les efforts pour sortir le Canada du Québec, à commencer par le sortir des esprits et des logiques institutionnelles.
Le péquisme velléitaire n’est pas parvenu à faire voir et partager un modèle d’action militante centré sur le refus de penser le Québec dans les catégories et institutions que le Canada lui impose. Il n’a pas cherché à élargir l’espace de la nation dans tous les domaines de la vie collective : il n’est pas parvenu à faire voir sous un angle indépendantiste la question de l’organisation du territoire, du pouvoir local, de la conception et de la gestion des infrastructures. Il n’a pas – et c’est une erreur impardonnable du point de vue du développement de la nation – conduit de combats culturels visant à placer le contrôle sur les institutions au cœur de son projet d’émancipation. On se rappellera avec consternation des efforts de mobilisation consacrés à la préservation de Radio-Canada sans qu’il ne soit question de revendiquer les pleins pouvoirs du Québec sur les communications et la culture. Le mouvement souverainiste dans sa vaste majorité ne parvenait plus à lire les intérêts nationaux.
Sitôt entreprise la contestation de la loi 101, le PQ s’était laissé placer sur la défensive, refusant de garder constante la pression sur l’affirmation de la langue nationale en confrontant Ottawa. Il n’a pas conduit la vaste entreprise de rénovation culturelle qui aurait dû placer la culture nationale au cœur du projet de l’école. Il a reculé devant la reconfiguration des institutions qui confortait l’emprise anglophone sur des institutions qui déployaient des logiques de développement séparé contraires aux objectifs déclarés de la Charte de la langue française ou de ce qui en restait sous les coups de boutoir des tribunaux. Il n’est pourtant pas resté inactif, ce serait injuste de l’affirmer, mais force est de constater qu’il s’est empêtré dans les poncifs de l’air du temps, qu’il n’a pas su prendre de front et rejeter le multiculturalisme, qu’il n’a pas osé affirmer haut et fort le primat de la culture et de l’identité québécoises au moment où les forces dissolvantes de la mondialisation et l’offensive idéologique canadian faisaient peser sur elles une censure corrosive.
Il est en effet remarquable de constater qu’au cours de cette même période aucun périodique de référence ne s’impose comme agora indépendantiste, comme le lieu où sont testées les idées nouvelles, où les courants d’idées qui traversent le parti et le mouvement peuvent se structurer dans des débats plus larges. Ce n’est pas le moindre paradoxe que de constater qu’elle n’a guère favorisé une réflexion forte sur la nation et l’indépendance au moment où partout dans le monde les peuples se mobilisaient pour se donner les moyens de leur émancipation nationale. Les élites politiques et économiques acquises aux idées libre-échangistes et convaincues que la mondialisation les plaçait du côté du progrès et de la vertu n’ont pas vu ni même pensé, dans bien des cas, que leur parti pris n’avait pas la moindre chance de succès sans une très forte cohésion nationale, cimentée par une doctrine claire de l’intérêt national. Aspirées dans le renoncement par le refus du gouvernement Bouchard de relancer le combat au lendemain du référendum de 1995, ces élites ont trouvé dans la déferlante néolibérale une zone de confort et un alibi. Le Québec inc., sûr de lui-même comme un parvenu convaincu de s’être fait tout seul, ne se sentait plus la responsabilité d’aller au bout des logiques qui l’avaient porté.
Les débats les plus vifs que s’est permis la politique souverainiste n’auront été que défensifs, hantés par la honte de soi et la culpabilité d’exister. On se rappellera les interminables circonvolutions à propos du nationalisme civique. L’hypertrophie des palabres identitaires servait bien la guerre psychologique que le Canada avait entreprise – et mène toujours. Relayée par de puissantes machines médiatiques, la campagne de dénationalisation se présentait comme une affaire interne à la société québécoise, ce qui facilitait les choses pour délégitimer ses réalités identitaires et mener une intense entreprise de culpabilisation. Le péquisme officiel n’a même pas vu venir la manœuvre. Il s’est laissé porter par un air du temps qui déportait les réalités nationales au rayon des vestiges réactionnaires. La faiblesse du travail critique, une certaine paresse, pour ne pas dire une démission intellectuelle, aura fait très mal au mouvement et compliqué singulièrement les efforts pour reprendre l’initiative. De fait, au pouvoir comme dans l’opposition, la politique souverainiste va rapidement dériver vers des formes archiconventionnelles incompatibles avec la conduite d’un véritable mouvement d’émancipation.
Cette dérive, par ailleurs, n’est elle-même pas fortuite. C’est sur fond d’ambivalence qu’elle se déroulera. Et cette ambivalence, ce sera la même qui traversera la revue reportée dans la marge, la même que celle que connaîtra le mouvement souverainiste et le Parti québécois, au pouvoir certes, mais de plus en plus prisonnier des limites provinciales qu’il renonce à repousser au nom de l’étapisme et d’une conception de l’action qui cantonne le combat dans une campagne d’opinion en faveur de « l’option ». Cette dérive, ce sera celle d’un nationalisme de rhétorique (un combat sans adversaire, sans constant procès de régime) qui n’aura de cesse de chercher à se distancer des figures, des symboles et des positions du nationalisme qui avait porté le mouvement. La politique politicienne péquiste ne sera plus qu’un projet hanté par la tentation du refus d’héritage, par la crainte d’affirmer l’identité nationale sans laquelle il n’a plus aucune pertinence. Elle participera en cela d’une dynamique culturelle plus large à laquelle le Québec, comme les autres sociétés développées, n’échappe pas. Mais l’amnésie ne peut servir à porter un projet d’indépendance. Elle ne peut que le dissoudre et engendrer une anomie qui, en plus de détruire les repères symboliques essentiels, sape la cohésion nationale et ruine les capacités de mobilisation.
Il n’était pas étonnant dans ce contexte de voir la revue tenter plus ou moins habilement de prendre le contrepied. Elle déploiera des efforts méritoires pour faire valoir que tout dans l’héritage historique n’est pas à rejeter. Qu’aux ruptures nécessaires doivent aussi s’ajouter des efforts de préservation, de mise à jour et de perpétuation non seulement d’une mémoire, mais aussi de manières de voir permettant de dresser des passerelles entre les époques, entre les générations. La revue n’aura de cesse de redire que le projet d’indépendance est d’abord et avant tout un projet d’achèvement c’est-à-dire d’une continuité assumée. C’est avec l’arrivée de Rosaire Morin à sa direction qu’elle entreprendra de sortir de la logique défensive dans laquelle elle risquait de s’enliser pour tenter de recomposer ce que la politique d’amnésie avait détruit ou discrédité.
Véritable passeur, Rosaire Morin entreprendra un programme de restauration éditoriale titanesque. Par son habileté diplomatique aussi bien que par l’exceptionnelle acuité de son jugement critique, il va renouveler et diversifier les équipes de collaborateurs, trouver les thèmes qui favoriseront les rapprochements, susciter les complicités qui donneront un peu plus de moyens matériels. Tout cela donnera des résultats qui vont progressivement redonner à L’Action nationale son rôle de laboratoire d’idées et d’agora pour les artisans du mouvement national. Indépendantiste de la première heure et riche d’une exceptionnelle connaissance du pays, Rosaire Morin avait fait l’expérience intime des limites du nationalisme. Son attachement au Québec et l’affection profonde qu’il vouait à ses habitants qu’il comprenait avec une finesse sans pareil, l’avaient convaincu qu’une action indépendantiste authentique ne pouvait être qu’enracinée dans ce qui fait le sentiment d’appartenance et l’attachement à ce qui peut donner motif de fierté et volonté de se dépasser. C’est l’homme de la fidélité. Il aura très certainement sauvé L’Action nationale et sorti la revue de ce qui aurait pu devenir une impasse fatale.
En faisant le projet explicite de raccorder à l’action militante indépendantiste les divers registres de l’expression de la nation, Rosaire Morin avait entrepris de faire comprendre et réhabiliter le patriotisme authentique. À ses yeux, L’Action nationale n’avait pas de plus urgente mission. Il avait entrepris une évaluation critique rigoureuse des grandes institutions de la Révolution tranquille, institutions qu’il avait contribué à faire naître et grandir et qu’il regardait sans complaisance. Ses analyses l’avaient conduit à de durs constats sur ce qu’il voyait advenir de leurs missions. Il aura consacré des pages encore brûlantes d’actualité sur les ravages de l’amnésie, sur l’ingratitude des parvenus qui portent leurs origines comme un fardeau honteux. Il a réalisé des travaux majeurs dans le domaine de la finance et de l’économie. Sa très grande enquête sur l’épargne et les réservoirs de capitaux reste un modèle du genre pour comprendre les dérives d’un développement de plus en plus étranger à tout patriotisme, c’est-à-dire incapable de concevoir et promouvoir l’intérêt national.
Sous la direction de Rosaire Morin, la revue retrouve son ambition de synthèse, s’attache à la nécessité de faire voir en toute chose le lien entre l’indépendance et l’existence nationale. « Si l’on vit autrement qu’on pense on finit par penser autrement que l’on vit » avait-il coutume dire pour souligner en quoi le fait de vivre dans un régime et des institutions que l’on ne contrôle pas peut détruire l’identité et aliéner jusqu’à notre sens même de la liberté. Rosaire Morin restait fidèle à la grande vérité qui a charpenté toute notre histoire et inspiré tous les efforts d’émancipation nationale : un peuple qui ne maîtrise pas les finalités de sa vie collective n’est pas un peuple libre. Il a rappelé avec force que Québec reste une société dominée, une nation entravée et que cet état de fait, s’il ne l’empêche pas de connaître des succès, le privera toujours à long terme des capacités de tirer profit de ceux-ci. Tel était le sens profond des critiques qu’il portait sur le bilan de la Révolution tranquille, voyant bien que le détournement de mission et le renoncement à persévérer dans son être, à assumer sa singularité et l’originalité de ses choix sont inévitables lorsque l’intérêt national cesse d’inspirer les orientations. Il savait la force de broyage de la domination étatique et ne doute pas une seconde de la puissance de soumission et de normalisation qu’impose l’ordre canadian. Il n’avait de cesse de répéter que le Canada n’est pas notre pays et que tout ce qu’il n’apportera jamais au Québec ne pourra que le dénaturer, l’amener à renoncer à se conduire selon son génie propre.
Rosaire Morin voyait grand pour son peuple et n’acceptait pas de consentir à quelque rapetissement ou dénigrement de soi. Sa détermination était sans faille, fondée sur une confiance inébranlable dans notre potentiel et dans notre capacité à triompher un jour des entraves qui nous empêchent de le réaliser. Malgré ses efforts, il n’est jamais parvenu à faire comprendre aux ténors politiques l’importance de reconnaître la revue comme un carrefour essentiel. Il avait bien quelques complicités, mais elles n’auront pas suffi à susciter la réflexion stratégique qui aurait dû s’imposer. Cela ne l’a ni découragé ni empêché d’agir. Il croyait à la puissance des idées et au travail de la pensée. Il croyait que L’Action nationale pouvait jouer un rôle dans l’émancipation du Québec. Il s’y est consacré jusqu’à son dernier souffle.
Tout le travail des vingt dernières années s’est inspiré et se réclame de son héritage. L’Action nationale reste fidèle aux deux grands axes de sa mission : la défense et la promotion de la langue française et la recherche des voies d’émancipation de la nation. Ce n’est pas exagéré que de dire qu’elle est désormais le périodique de référence de l’indépendantisme, que son travail est sans équivalent dans le paysage intellectuel et politique du Québec. La revue, du moins sur le plan intellectuel, n’a plus rien de marginal. Son tirage reste encore trop modeste, mais la revue surnage très bien dans la tourmente qui frappe l’ensemble des périodiques. Ses lecteurs et abonnés lui sont d’une fidélité admirable et nourrissent à son endroit des attentes et exigences qui font honneur à la noblesse de notre cause. Ses collaborateurs, de plus en plus nombreux, en provenance de tous les milieux et de tous les coins du pays, l’alimentent avec compétence, rigueur et sérieux.
Dans la période trouble que traverse actuellement le mouvement indépendantiste, son travail, pensons-nous, est plus nécessaire que jamais. À l’heure où le Parti québécois s’enferme dans une position politique aussi régressive qu’incohérente, au moment où le Canada déclenche une campagne de propagande sans précédent pour tenter de faire croire qu’il est notre pays depuis cent cinquante ans, le travail critique s’impose.
Les indépendantistes, qui ont perdu l’initiative historique alors qu’ils y ont eux-mêmes renoncé en gaspillant la conjoncture au lendemain de 1995, ont devant eux un immense défi politique. Il ne sera pas possible de le relever dans la confusion intellectuelle et la complaisance partisane. Force est de constater que le refus de l’autocritique confine d’ores et déjà au déni et qu’il est sans doute responsable en partie de la sécheresse idéologique actuelle. Celle du Parti québécois qui navigue à vue et celle qui a valu au Bloc québécois une sévère correction. Une correction salutaire qui l’a raccordé avec un indépendantisme qu’il assume désormais sans complexe. La revue va continuer de remettre en question les choix stratégiques, c’est certain. Mais elle ne le fera pas dans une perspective expiatoire ou moralisatrice : dresser des bilans doit servir à mieux penser et orienter l’action. La recomposition des forces est amorcée et nul ne saurait prédire ce qu’il en résultera.
Indéniablement, en effet, s’accumulent les signes que les forces vives commencent à se remettre en mouvement. La conjoncture mondiale et continentale nous imposera de très sérieuses remises en question. Et comme cela a toujours été le cas, nous allons devoir nous donner un point de vue sur le monde, c’est-à-dire nous y définir comme une nation. Le contraire nous livrerait à la merci d’un Canada qui a la conviction profonde d’avoir réglé notre cas, d’avoir normalisé la province et neutralisé l’expression de son identité propre et de ses intérêts nationaux. Il n’y a là rien de nouveau : le Canada et ceux qui le défendent nous donnent pour morts à chaque détour de notre Histoire. Théoriquement, il se pourrait bien qu’ils aient raison. Mais nous avons toujours su déjouer la fatalité : après tout, notre existence est encore et toujours une victoire sur l’improbable.
L’Action nationale garde le cap. Plus confiante que jamais dans la force de notre culture, dans sa puissance régénératrice. Comme cela a été le cas pour toute sa production antérieure, ses contributions resteront marquées par le sentiment d’urgence. Car l’absence de liberté, ou le renoncement à la liberté sont toujours intolérables. C’est une faute morale que de consentir à vivre en dessous de son potentiel et dans l’évitement de sa responsabilité. L’honneur et la dignité ont des exigences. Nous refusons par avance ce que le Canada veut faire de nous. Il nous est intolérable de vivre en nous laissant déporter à la périphérie de nous-mêmes. C’est avec une claire conscience de ce que coûte la privation de liberté que nous pouvons combattre le syndrome de l’éternelle minimisation des pertes, syndrome inhérent à la logique de minorisation. C’est cette même conscience qui dicte l’intransigeance à l’endroit des attitudes indolentes induites par les tentations souvent confortables de consentir à l’impuissance. Il faut le redire, le régime canadian, tout droit sorti de l’Indirect rule, produit des élites velléitaires, les valorise et les propose comme modèles de pragmatisme et de réalisme. Ce sont ces élites qui actuellement tiennent comme jamais le haut du pavé de plusieurs de nos institutions et qui s’activent délibérément dans certains cas, par insouciance et complaisance dans de nombreux autres, à les dénationaliser.
L’Action nationale entend poursuivre et intensifier non seulement sa vigilance, mais sa mise en valeur des réalisations porteuses, car elle est plus certaine que jamais que notre identité nationale, que notre projet politique et que notre aventure peuvent compter dans le concert des nations : le Québec a quelque chose à apporter au monde. Nous en sommes convaincus. Et nous sommes fiers de l’affirmer. Le travail des idées comporte toujours sa part d’imprévisible : à quel moment, de quelle manière une idée forte trouve-t-elle son chemin ? D’où peut-elle émerger ? En quel terreau peut-elle devenir féconde ? Il subsiste toujours une part de mystère dans l’action intellectuelle. Et nous avons entrepris d’y souscrire tout en ne renonçant pas à chercher à lever un coin du voile. C’est dans cet esprit que nous avons abordé et conçu ce numéro du centenaire.
Il était illusoire de s’imaginer rendre compte d’une production aussi gigantesque : des milliers d’articles et de collaborateurs, une avalanche de thématiques, plus d’une centaine de milliers de pages ! Une conviction nous habitait néanmoins : tout cela ne constitue pas un matériau inerte. Les pensées du passé ne sont pas nécessairement des pensées périmées. La collection complète de la revue ne constitue pas un fatras d’idées mortes. Nous avons plutôt la conviction qu’elle déborde de possibles non réalisés, de propositions toujours pertinentes ou qui méritent d’être revisitées, que toute cette matière forme un héritage utile à la recomposition des forces en cours. Il est essentiel d’y revenir aussi bien pour tirer leçon des erreurs et rendez-vous manqués que pour maintenir ce « dialogue avec les morts » sans lequel nulle culture, nulle nation n’est viable. Nous avons donc invité une brochette de collaborateurs à revisiter le siècle à travers la revue. Certains auteurs la découvraient, d’autres la fréquentent depuis plus ou moins longtemps et nous leur avions donné une seule consigne : trouvez-y votre miel !
Ce sont donc des miscellanées que L’Action nationale offre à ses lecteurs et artisans pour célébrer son centenaire. Il faut accepter la règle du jeu : tout le monde n’y trouvera pas écho à toutes ses préoccupations ou même à ses interprétations de ce qu’il pense du travail de la revue. Il y a très certainement des thèmes qui manquent, des sujets qui auraient mérité une attention plus vive, des auteurs à mieux faire connaître, etc. Ce sont là moins des lacunes et imperfections que des ouvertures et invitations à la découverte, à poursuivre plus avant l’examen de ce que nous ont laissé les devanciers.
Poussière sur le continent, notre peuple aura toujours une existence précaire. Il connaîtra toujours des conditions de fragilité qui l’obligeront à refaire sans cesse avec lui-même le pacte de son existence nationale. Tel est le lot – et à plusieurs égards la richesse – des petites nations : chacune est confrontée à la nécessité d’avoir à se poser la question de ce que signifie faire nation, que de se questionner sur le sens et la valeur de son aventure. Le défi existentiel nous impose des dépassements qui peuvent être des inspirations pour nous-mêmes et les autres peuples et donner toute sa pertinence et sa légitimité à notre contribution à la civilisation.
Un article à la fois, un numéro après l’autre, la revue continuera de rechercher les meilleurs moyens d’habiter notre monde. Le Québec reste une merveilleuse aventure et L’Action nationale continue de brûler pour la porter toujours plus loin et la partager avec tous ceux et celles qui savent y lire et s’y inventer une destinée. Nous le faisons, nous le ferons Pour la suite du monde (Pierre Perrault).
Nous avançons avec la ferme conviction que l’inachèvement est un stimulant. Nous savons que faire revue après un siècle, c’est redire une espérance et la certitude que le travail de la pensée peut contribuer à faire lever l’horizon. Il faut que cela soit dit. Pour savoir apprivoiser l’avenir.
Pour mémoire.

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Robert Laplante173 articles

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Robert Laplante est un sociologue et un journaliste québécois. Il est le directeur de la revue nationaliste [L'Action nationale->http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Action_nationale]. Il dirige aussi l'Institut de recherche en économie contemporaine.

Patriote de l'année 2008 - [Allocution de Robert Laplante->http://www.action-nationale.qc.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=752&Itemid=182]





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