Voici d'autres extraits du rapport, liés ceux-ci à l'un des concepts que les commissaires proposent de mieux définir, soit celui de la laïcité ouverte
«La crise des perceptions peut alimenter les craintes, les suspicions et l'insécurité chez le groupe majoritaire. Ce qui alimente ensuite les craintes des minorités. Cela crée une spirale du doute et de la méfiance qui, une fois lancée, est difficile à casser. Nous n'en sommes pas encore là mais il faut au Québec que tous en tirent une leçon. Nous avons vécu une situation qui nous a presque menés au dérapage.» -- Gérard Bouchard, coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles
Après un an de travaux, les commissaires Gérard Bouchard et Charles Taylor concluent que «les fondements de la vie collective au Québec ne se trouvent pas dans une situation critique». Entre les pratiques du terrain et le sentiment de mécontentement de la population subsiste un important décalage. Entre la réalité des faits et les perceptions générales de la population existent des distorsions importantes. Ce qui portent les deux sages à évoquer la «crise des perceptions».
La commission Bouchard-Taylor a confronté les faits réels à la traduction qu'en ont faite les médias. Pendant plus de quatre mois, des chercheurs ont reconstitué les faits «le plus rigoureusement possible» à partir d'un échantillon de 21 cas parmi les plus médiatisés et ayant le plus contribué à alimenter la controverse. En interrogeant acteurs et témoins, les auteurs concluent que, dans 15 cas sur 21, des distorsions importantes séparent la réalité de la version stéréotypée.
Le Devoir présente ici quelques-uns de ces cas. Pour chacun des exemples, on trouvera d'abord l'énoncé «stéréotypé» -- version A -- puis l'énoncé documenté -- version B. La totalité de ces travaux est disponible sur le site de la commission (www.accommodements.qc.ca), dans le Rapport de recherche n° 1.
Le sapin de Noël à l'hôtel de ville de Montréal (novembre 2002)
A. À la demande de personnes ou d'organismes des communautés culturelles, la mairie de Montréal a accepté d'enlever l'arbre de Noël qui décore traditionnellement l'entrée de l'hôtel de ville pendant le temps des Fêtes.
B. L'administration Bourque, en 2001, a rebaptisé «arbre de vie» le sapin de Noël installé sur la place Vauquelin, adjacente à l'hôtel de ville de Montréal. L'administration Tremblay a abandonné cette expression l'année suivante, mais a décidé de ne pas réinstaller le sapin pour économiser des fonds publics. Elle s'est ensuite ravisée devant les protestations (le sapin fut réinstallé place de la Dauversière). Ces initiatives ne répondaient à aucune demande de communautés non chrétiennes.
Le lieu de prière à l'École de technologie supérieure (ETS) (mars 2006)
A. La direction de l'ETS a accepté de donner suite à la demande d'étudiants musulmans qui réclamaient un lieu de prière permanent à l'intérieur de l'établissement, alors même qu'il y avait une mosquée à deux pas.
B. Un groupe d'étudiants musulmans de l'ETS a déposé une plainte devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), dans laquelle il réclamait notamment: a) un local privé exclusivement consacré à la prière; b) la reconnaissance officielle de l'Association des étudiants musulmans de l'ETS; c) des excuses publiques de l'ETS; d) un dédommagement de 10 000 $ versé à chaque étudiant plaignant (pour un total de plus d'un million de dollars).
En se fondant sur les recommandations formulées par la commission à l'issue de son enquête, l'ETS a répondu à une seule de ces demandes (et en partie seulement): les étudiants musulmans pourraient faire leurs prières dans des salles de cours non utilisées, et uniquement en fonction de la disponibilité de ces dernières. La mention «établissement à caractère laïque» n'a pas été modifiée dans le formulaire d'admission et les pictogrammes interdisant le lavage des pieds n'ont pas été retirés (suivant encore l'avis de la CDPDJ, qui les a jugés non discriminatoires).
La pseudo-directive du Service de police de la Ville de Montréal (novembre 2006)
A. La direction du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a donné instruction aux policières de céder la place à leurs collègues masculins lorsqu'il s'agit d'interroger des membres de la communauté juive orthodoxe, et cela à cause des règles de la religion de ces derniers.
B. La direction du SPVM n'a jamais formulé une telle «directive». Il s'agissait d'une simple «suggestion» de l'auteur d'une «fiche culturelle» présentant une simulation de cas dans une revue interne du SPVM. La Fraternité des policiers et des policières de Montréal a dénoncé publiquement cette suggestion faite par l'un de ses membres. Aucune demande n'avait été formulée par la communauté hassidique.
Les vitres givrées du YMCA de l'avenue du Parc (novembre 2006)
A. En raison de l'obligation d'accommodement raisonnable, la direction du YMCA a été obligée d'acquiescer à la demande de juifs orthodoxes voulant faire changer les fenêtres du gymnase afin de soustraire à la vue des jeunes juifs du voisinage les femmes en tenue d'entraînement.
B. De 1994 à 1995, l'ancien édifice du YMCA a été détruit et reconstruit. Quatre nouvelles fenêtres de grand format donnaient désormais sur l'arrière de la synagogue de la congrégation juive Yetev Lev. Celle-ci a alors demandé à la direction du YMCA de cacher la vue offerte par ces quatre nouvelles fenêtres. La direction du YMCA a décidé d'y installer des stores payés par la congrégation, ce qui a été fait à la satisfaction des deux parties, l'affaire n'ayant eu aucun écho dans le public.
À partir de décembre 2005, les stores, devenus défectueux, ne pouvaient plus être utilisés. Entre décembre 2005 et mars 2006, la congrégation a fait cinq appels téléphoniques pour s'informer de la situation. La direction du YMCA a mené une consultation informelle pour évaluer les formules de remplacement. Certaines clientes ou membres du personnel appuyaient l'installation de vitres givrées en raison de l'inconfort qu'elles éprouvaient à être vues de l'extérieur. Les vitres givrées seraient aussi plus sécuritaires auprès des jeunes enfants.
La direction du YMCA a retenu le choix des vitres givrées, lesquelles furent installées en mars 2006 aux frais de la congrégation juive. Ainsi, en l'absence de toute discrimination, le tout a pris la forme non pas d'un accommodement raisonnable mais d'un accord informel, la direction du YMCA n'ayant aucune obligation d'accéder à la demande. Dans les semaines et les mois qui ont suivi, la direction n'a reçu que cinq plaintes de la clientèle. En septembre 2006, deux usagères ont fait circuler une pétition (contenant environ 250 noms) réclamant le retour de fenêtres non givrées. La direction a finalement donné suite à cette pétition.
Les cours prénatals au CLSC de Parc-Extension (novembre 2006)
A. Des hommes qui accompagnaient leurs conjointes à des cours prénatals donnés par le CLSC de Parc-Extension en ont été exclus à la demande de femmes musulmanes indisposées par leur présence.
B. Durant le jour, le CLSC de Parc-Extension organise des rencontres de soutien et d'information adaptées à la clientèle du quartier, une clientèle très pauvre formée surtout d'immigrants (le sujet des soins prénatals y est abordé). Ce service est surtout utilisé par les femmes immigrantes, mais les hommes n'en sont pas exclus. Des cours prénatals pour les futures mères et leurd conjointd sont offerts en soirée dans les deux autres CLSC affiliés au Centre de santé et de services sociaux de la Montagne.
La directive de la Société de l'assurance automobile du Québec (février 2007)
A. La direction de la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) a ordonné à ses évaluatrices de céder la place à un évaluateur pour faire passer l'examen de conduite automobile lorsque le candidat est juif orthodoxe.
B. Un «guide d'accommodement» de la SAAQ énonce des directives internes à propos de «l'exemption du port du couvre-chef pour motif religieux ou médical lors de la prise de photo». Ce guide cite, par ailleurs, un exemple d'accommodement lié à l'examen de conduite, soit le cas d'une cliente musulmane souhaitant passer son examen pratique avec une évaluatrice plutôt qu'un évaluateur masculin.
Le guide explique que la SAAQ peut répondre à de telles demandes «si une évaluatrice se trouve alors à être disponible». Sinon, «un rendez-vous d'accommodement pourra être donné pour plus tard puisque le centre n'est pas tenu de déplacer d'autres clients ni de chambarder tout l'horaire des examens pour accéder sur-le-champ à une telle demande lorsque ce n'est pas possible». Le guide précise en outre: «L'accommodement raisonnable ne s'applique donc pas lorsque la demande vient contredire un autre droit, par exemple le droit à l'égalité des sexes, l'atteinte à l'ordre public ou à la sécurité des lieux et des personnes.»
Le port du hidjab au soccer (février 2007)
A. À l'encontre du règlement dont elle était pourtant bien informée, une jeune joueuse de soccer a voulu porter le foulard musulman au cours d'une rencontre officielle. Elle en a donc été expulsée par l'arbitre.
B. La jeune joueuse portant le foulard a participé à deux matchs dans le cadre du Tournoi national ARS (Association régionale de soccer) de Laval. Le lendemain, un arbitre l'a avisée qu'elle ne pouvait pas porter son foulard pendant un match. L'entraîneur s'est opposé à cette décision et a retiré son équipe du tournoi. Par solidarité, quatre autres équipes de la région d'Ottawa s'en sont aussi retirées.
Les positions de l'Association canadienne de soccer (ACS) et des fédérations provinciales quant aux pièces d'équipement autorisées ou interdites ne sont pas homogènes: la Fédération de soccer du Québec interdit explicitement le port du hidjab, lequel est cependant toléré par l'ACS, l'Association de soccer de l'Ontario et l'Association de soccer de la Colombie-Britannique.
Le règlement officiel de la Fédération internationale de football association n'interdit pas de manière explicite et spécifique le port du foulard, bien qu'il ne fasse pas partie non plus des pièces d'équipement réglementaires. Des joueuses portant le hidjab ont participé aux Jeux asiatiques tenus à Dubaï en décembre 2006.
La cabane à sucre de Mont-Saint-Grégoire (mars 2007)
A. Des musulmans se sont présentés un avant-midi à l'érablière (qui peut accueillir plus de 750 personnes) et ont exigé que le menu soit modifié pour le rendre conforme à leurs normes religieuses. Tous les autres clients ont donc été contraints ce midi-là de consommer de la soupe aux pois sans jambon et des fèves au lard sans lard (il aurait été question que cette interdiction soit plus tard étendue à d'autres cabanes à sucre). Dans l'après-midi, les mêmes musulmans ont pénétré dans la salle principale de la cabane à sucre, alors bondée, et ont fait interrompre les festivités qui s'y déroulaient (musique, danse... ) afin de réciter leur prière. Les clients qui se trouvaient dans la salle de danse ont été expulsés à l'extérieur de la cabane à sucre.
B. Une semaine avant la sortie, un représentant de l'association musulmane Astrolabe a rencontré un des propriétaires de la cabane à sucre pour discuter de certaines modifications au menu, lesquelles s'appliqueraient uniquement aux membres du groupe. Le menu modifié excluait la viande de porc mais incluait de la saucisse et du salami hallal fournis et payés par Astrolabe. Cet aménagement ayant été conclu, l'association réserva une des quatre salles à manger de l'érablière à son usage exclusif.
Le jour venu, après le repas, des membres du groupe ont déplacé quelques tables et chaises de la salle qui leur était réservée pour tenir une courte prière. Désireuse de faire libérer la salle le plus rapidement possible (en cette journée de printemps ensoleillée, l'achalandage était important et près de 300 clients attendaient que des places se libèrent), la direction de l'établissement proposa aux personnes qui voulaient prier (une quarantaine) d'utiliser plutôt la salle de danse (qui peut contenir environ 650 personnes).
Une trentaine de clients s'y trouvaient, certains attendant de prendre place dans la salle à manger. Quelques fillettes y dansaient au son d'une musique populaire. La direction de l'érablière interrompit la musique pour que les musulmans puissent faire leur prière, laquelle a duré moins de dix minutes. La musique a ensuite repris. Selon la direction, personne n'a été expulsé ni invité à quitter la salle de danse.
***
Gérard Bouchard et Charles Taylor, Coprésidents de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux pratiques culturelles.
Rapport Bouchard-Taylor
La crise des perceptions
Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»
Charles Taylor7 articles
Coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodements liées aux différences culturelles
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé