Le point de bascule

Le Québec approche d’un point de bascule

Chronique de Robert Laplante

Éditorial Novembre-Décembre 2010
Nous baignons dans ce que Gaston Miron appelait «notre empois de mort». Le Québec des libéraux, le Qué-Can du minoritaire cocu content, n’inspire plus qu’un immense haut-le-cœur. Notre premier sous-ministre aura donc réussi à surpasser tous les encanteurs qui l’ont précédé. Alors que ses thuriféraires s’acharnent à tapisser les murs des centres de congrès de photos de Robert Bourassa, c’est bien plutôt Alexandre Taschereau que l’indigne député de Sherbrooke surpasse, et de loin. On ne s’étonne même plus de l’entendre pérorer sur la corruption et les manquements à l’éthique pendant qu’il continue toujours de toucher son salaire du Parti libéral, à même un budget auquel on ne sait même pas s’il est le seul à émarger au bilan des bonnes œuvres des entrepreneurs en construction qui font la file aux portes de la permanence du Parti.
On ne s’étonne plus de rien, de fait, tant la réussite est complète.



Après le décrochage civique et le taux d’abstention record de la dernière élection, après la surréaliste campagne électorale de Montréal où l’on a vu primer le rejet féroce de tout ce qui a l’air d’avoir eu trace de loyauté au Québec sur tous les scrupules à l’égard de la corruption.
Après la multiplication des signaux dans le monde municipal où la démocratie n’est plus qu’un simulacre dans un nombre effarant de villes et villages.
Après les prouesses de Tomassi et de ses engeances au bord des pompes à essence et dans le réseau des garderies.
Après les ventes douteuses des droits d’exploration du gaz et pétrole dans le golf et pour Anticosti par des dirigeants d’Hydro-Québec qui prennent sur eux d’aliéner le patrimoine national.
Après la grande braderie des droits d’exploration sur le reste du territoire pour faire du gaz de schistes le plus odieux scandale et le moyen le plus sûr de nous jeter dans les griffes du grand capital qui ne reculera devant aucun saccage.
Après l’incroyable gâchis des deux mégacentres hospitaliers universitaires et la consécration des privilèges d’apartheid pour l’université McGill et son PPP pharmaceutique, pour ses diplômes à 30 000 $ par année et pour son surfinancement structurel.
Après toutes les pirouettes hypocrites pour continuer de vendre les droits linguistiques et maintenir les écoles passerelles.
Après la mascarade de la commission Bastarache qui n’aura servi qu’à détourner l’attention et masquer les scandales dans la nomination des juges.
Après tout ce qu’on nous prépare comme simulacre pour faire semblant de nettoyer le secteur de la construction et pour tout mettre en œuvre pour nier ou rendre opaque toute analyse des systèmes de collusion qui servent le financement des partis politiques.
Après l’inique budget Bachand et ses mesures régressives qui feront payer un impôt santé pour mieux accélérer la marchandisation des soins et l’accroissement des inégalités.
Après les attitudes démissionnaires et le refus de faire une vraie bataille pour toucher les 2,4 milliards de dollars qu’Ottawa devrait nous verser au titre de l’harmonisation de la taxe de vente.
Après toutes les manœuvres pour hausser les frais de scolarité et réduire les horizons de la jeunesse à instruire.
Après tous les renoncements à se tenir debout devant Ottawa pour mieux consentir à retourner contre les Québécois eux-mêmes les conséquences des injustices que ce gouvernement choisit de ne pas combattre.
Après la démission devant l’odieuse lâcheté qui a laissé Ottawa soutenir à même nos impôts l’industrie automobile ontarienne et laissé des miettes aux travailleurs de l’industrie forestière.
Après le silence coupable devant les choix de Stephen Harper qui augmente les budgets militaires à coups de dizaines de milliards pendant que nos finances souffrent.

Après tous les après, il ne restera plus que cette grande réussite, le plus haut fait de l’autodénigrement: la nausée comme projet de société.
Le gouvernement de Jean Charest constitue le plus complet aboutissement de l’ère post-référendaire. Il nous donne là les fruits les plus toxiques de ce que devient la vie nationale quand elle perd son centre de gravité. Le Québec de la corruption, c’est celui de la dérive inévitable d’une nation qui s’étiole parce qu’elle n’a plus rien de ce qu’il lui faut pour tenir sa cohésion nationale: ni projet, ni valeurs suprêmes pour inspirer et maintenir sa vigilance démocratique, ni conscience forte d’elle-même pour soutenir la vitalité de ses institutions et leur faire porter l’intérêt supérieur de la nation.
C’était là un objectif de la guerre idéologique lancé contre notre peuple autour du référendum de 1995 et surtout après. Pour casser le Québec, il fallait brouiller ses repères identitaires, semer le doute sur ses réalisations en salissant ses institutions pour mieux saper la confiance en soi. C’est à quoi aura servi le programme des commandites et tout ce que la commission Gomery – fabuleux succès de désinformation – aura permis de ne pas savoir des manœuvres du Conseil de l’unité canadienne et autres instances encore plus douteuses lancées à coups de dizaines de millions sur le sabotage sociétal.
Pour casser le Québec, il fallait surtout instrumentaliser toutes les forces qui avaient fini par renoncer au Québec lui-même en se faisant les inconditionnels du Canada. Il fallait pouvoir compter sur une élite qui n’hésiterait devant rien pour éroder tout ce qui peut ressembler à la formulation de l’intérêt national. Et surtout pour déclencher la curée c’est-à-dire pour légitimer tous les affairismes. Car le rapport de domination qui pèse sur notre peuple passe nécessairement par la régression dans les logiques minoritaires et par le recours à la création de fiefs de toutes sortes sur lesquels peuvent régner les barons ethniques essentiels aux engrenages de la normalisation provinciale. C’est d’une logique qu’il s’agit ici, d’un effet de domination dont la corruption n’est qu’une composante, un simple débordement de l’instrumentalisation d’une élite qui s’engraisse à gérer la dépendance.
La régression minoritaire ne peut se traduire ici que par l’instrumentalisation des partis politiques qui servent à casser l’expression de la nation comme entité démocratique. Le canadian nation building ne peut se réaliser sans l’érosion de la vie nationale comme foyer de notre démocratie. C’est pourquoi la lutte à la corruption ne suffira pas. Si elle se déploie si salement ici, ce n’est pas seulement comme expression d’une perversion propre à n’importe quelle société normale en proie au laxisme moral et au relâchement éthique, c’est aussi parce qu’elle consacre un étrange et bien odieux mariage, celui de l’adhésion à un régime qui pour tenir a besoin de faire jouer à fond les distorsions de ses institutions démocratiques.
Le Parti libéral ne peut être utile au maintien du carcan canadian qu’à la condition de tout mettre en œuvre pour créer et entretenir les logiques sociales, culturelles et économiques susceptibles de faire jouer les minorités de blocage. C’est là plus que n’importe où ailleurs qu’il faut chercher ses féroces résistances à toute modification du mode de scrutin. Pierre Serré a montré en nos pages à de nombreuses reprises comment le mode de scrutin, et la concentration des votes ethniques qu’il rend possible, sert à fausser l’expression politique de la majorité et du coup, à installer la gouverne et les débats qu’elle entretient dans un univers qui décroche de plus en plus des courants et tendances qui devraient faire la vitalité de notre démocratie.
La corruption ne sera pas le plus sale héritage du gouvernement Charest. Le plus lourd des pertes que nous vaudra ce noir épisode est à venir. Sur le plan matériel évidemment puisque ce parti n’a désormais plus rien à perdre, il faut s’attendre à le voir pratiquer la terre brûlée: les idéologues du marché, qui s’y font instrumentaliser par ignorance ou consentement à la logique de domination dans laquelle ils servent, ne reculeront devant rien pour achever de liquider tout ce qui pourra rester d’incarnation de l’intérêt national et les inconditionnels du Canada, qui font primer le lien canadian sur toute loyauté au Québec, n’en finiront plus de s’étendre sous la carpette pour laisser le champ libre à Ottawa. Ce que ce gouvernement laissera, c’est le dégoût de nous-mêmes, le doute sur nos institutions dont il aura perverti la logique nationale au point de ne laisser qu’un champ dévasté par la médiocrité, les mauvaises performances et les résultats désastreux. Il aura accompli sa mission historique de normalisation, il aura moulu les aspirations nationales et nous aura enlisés dans un gâchis matériel et psychologique qui accaparera l’essentiel des énergies.
Gouverner la province ne signifiera plus désormais que combattre le chaos au beau milieu d’un réseau de combines en tous genres montées pour dresser, contre l’intérêt national, un conglomérat d’intérêts particuliers plus ou moins légitimement instaurés à grand renfort de contrats à long terme et PPP toxiques. L’inextricable écheveau tissé à même les institutions effilochées tiendra lieu désormais de cadre de gestion et ils seront nombreux parmi ceux-là mêmes qui auront laissé faire pour ne pas rompre avec le Canada à se tourner vers Ottawa pour tenter d’échapper à l’asphyxie de la vie provinciale que la destruction de la cohésion nationale aura transformée en nid de vipères.
C’est cela qu’avait entrevu Pierre Vadeboncoeur dans ses derniers écrits alors qu’il évoquait la nécessité à laquelle les Québécois seront confrontés de jouer leur destin dans un contexte qui ne laissera de place qu’à la radicalisation des choix. La louisianisation ne se fera pas dans l’allégresse. Pour y échapper, il faudra rompre avec l’ordre et les logiques qui nous y poussent. C’est dire qu’il faudra enfin se résoudre à trancher dans certaines de nos ambivalences les plus confortables, les plus nocives. Le rendez-vous qui se pointe à l’horizon n’est pas référendaire, il est existentiel.
Avec son acharnement – et la jubilation toute provinciale d’une trop grande partie de sa députation qui trépigne à la vue des limousines ministérielles – le Parti québécois s’en tient encore à se penser dans l’alternance du pouvoir. C’est une erreur stratégique majeure: qu’il le veuille ou non, il est condamné à s’inscrire dans l’alternative sans quoi il risque de périr avec ses idéaux dans l’atmosphère chargée des cendres de la politique de la terre brûlée que pratique ce gouvernement du renoncement national. Le prochain mandat électoral ne sera pas celui de l’assainissement des mœurs et du nettoyage qu’on s’imagine. S’il n’est pas celui de la mise en œuvre des conditions d’affranchissement, il conduira inéluctablement un éventuel gouvernement péquiste velléitaire dans les marécages putrides de la politique des lamentations, du rapetissement de nos moyens et du rétrécissement de nos horizons. C’est à cela que le condamne le cadre provincial du paysage dévasté que lui laissera le gouvernement Charest.
Dès le premier jour, la «gouvernance souverainiste» sera sous perfusion. Parce que l’action combinée des mesures de déstabilisation qu’Ottawa va poursuivre et de l’accumulation des problèmes induits par un héritage libéral empoisonné placeront le Québec tout entier dans une insoutenable tension. Et l’on sait déjà comment cela va tourner: il s’en trouvera toujours pour dire que les «vraies affaires» commandent de répondre d’abord aux urgences et gouverner ne signifiera plus que se désâmer à tenter de colmater les brèches. Ce qu’il faut regarder en face dans le prochain mandat électoral, ce n’est pas une gouvernance à conduire parallèlement à une entreprise de nettoyage, mais bien un projet de gouvernement pour casser le régime et les logiques dans lesquelles il a fini par amener même les plus généreux et les plus convaincus à se penser dans l’incohérence des logiques tordues qu’ils confondent avec le pragmatisme.
Il faudra s’arracher. Il faudra rompre. Il faudra une politique qui conduise à la radicalisation requise. Cela se prépare. Il faudra trimer infiniment plus dur que ne le fait ce parti avec la matière de son congrès. Il lui faudra s’accorder avec une lecture intransigeante de notre situation nationale, réaliser enfin que sans un effort de démocratisation radicale, il restera prisonnier de la logique dans laquelle les idéaux de la majorité sont captifs d’un système de représentation qui les étouffe en rendant impossible la réalisation de toute politique nationale. Il faudra établir le scrutin proportionnel dans les plus brefs délais, c’est le seul moyen de casser la machine infernale qu’a mis en place le Parti libéral, ce parti ethnique ouvert à toutes les compromissions pour maintenir le carcan canadian en entretenant les minorités de blocage que produit l’actuel mode de scrutin. Ce serait un geste fondateur: l’établissement d’une logique nationale au cœur même du politique. Il y a fort à parier que le Parti libéral ne s’en remettrait pas. Ce ne serait pas le moindre des effets bénéfiques, mais là n’est pas l’essentiel.
Car ce n’est là qu’une condition préalable à réaliser pour que le nettoyage soit réellement efficace et pour que la vigilance démocratique puisse devenir fonctionnelle. Il faut découpler les escrocs des amis du régime. Les élites corrompues se retrouvent trop majoritairement dans le même camp, cela ne correspond à rien de ce que nous savons de la déviance dans les sociétés «normales». La corruption ici, est une affaire de régime au moins autant que de mœurs.
Il faudra plus. Beaucoup plus. À commencer par une vérité du propos que rien dans le babillage médiatique ne laisse entrevoir et qui ne manquera pas de choquer, de heurter. Pour faire appel au dépassement, il faudra en finir avec la pensée molle et les idées reçues. Les Québécois ne prennent pas bien la mesure des périls qui les guettent et des lendemains que leur ont préparés les sept années de la grande braderie libérale. Et cela n’a rien à voir avec ce que nous servent les courtiers en morosité et autres savants déclinologues du futur provincialisé. Redonner la perspective nationale ne se fera pas sans douleur, certes, mais là n’est pas le plus névralgique. L’essentiel, il se trouve dans la redéfinition des possibles, dans une relecture de notre situation qui nous fera voir que notre énorme potentiel n’est menacé que par notre propre consentement à la servitude.
Retrouver la confiance en soi pour relever les plus grands défis, cela ne peut se faire dans les imprécations et les appels à se soumettre à la fatalité d’un prétendu réel. N’en déplaise à tous ceux-là qui jouent les Cassandre, c’est par un programme législatif et de grands projets qui forceront le jeu que cela pourra advenir. Il ne s’agit pas ici de s’imaginer des lois conçues exprès pour provoquer et nourrir la confrontation, comme le laissent trop candidement entendre nombre de ténors péquistes. Il faut plutôt d’authentiques réponses aux aspirations, conçues non pas en fonction de la logique hétéronome des relations fédérales provinciales et des conflits de juridiction, mais bien en phase avec les exigences nationales elles-mêmes. Il faut donc des projets audacieux et pensés pour eux-mêmes, sans arrière-pensée de négociation, servis par des idéalistes déterminés et capables de faire appel à ce qu’il y a de meilleur en chacun. Des projets pour réaliser le Québec et non pour le mettre en tension avec le Canada ou encore pour préparer un quelconque ressac utile au marketing pré-référendaire.
Ces projets doivent matérialiser des appels au dépassement pour s’inscrire dans le registre de la transformation du monde. Il y en a, il y en a même de grands qui se formulent un peu partout dans le Québec qui ronge son frein en s’échinant à réduire l’échelle de ses propres réalisations. Ce Québec qui ronchonne en se disant qu’on pourrait faire tellement plus, tellement mieux si seulement on, si encore il y avait, à condition que, que cela serait bien, mais que les politiciens n’oseront jamais… Ce Québec de l’audace rentrée et de l’inutile retenue, c’est celui-là que la gouverne d’un authentique gouvernement souverainiste devrait délester de la résignation minoritaire que les libéraux ont inscrite dans les finances de l’État, dans le rétablissement des privilèges des institutions anglophones et dans la désarticulation des logiques institutionnelles qui rend de moins en moins possible l’action concertée et l’effort national.
Nous avons le talent, nous sommes capables. Nous savons aussi que ceux et celles qui doutent ne demandent pas mieux que de contribuer à quelque chose qui les affranchira et du doute et de ce qui les a conduits à douter et d’eux-mêmes et de nous. Il faut en convenir, c’est là une voie étroite. Le Québec est engagé, qu’il le veuille ou non, sur le chemin des passes dangereuses, pour reprendre ce merveilleux titre de la pièce de Michel-Marc Bouchard. On ne s’en désolera pas. C’est à ce prix que nous devons conquérir ce qui nous poussera à la hauteur des idéaux qui ont conduit notre peuple jusqu’ici. L’abnégation de la survivance aura au moins servi à cela: nous avons toujours su grandir contre l’improbable.
Mais la difficulté avec l’autodénigrement et le décrochage civique, c’est que l’érosion de la confiance dans le politique et dans la classe politique brouille les distinctions qui devraient permettre de séparer la formulation des problèmes de l’élaboration des solutions. C’est un défi redoutable qui est ici posé au Parti Québécois dont les hésitations, la faible ardeur au combat et les maladresses ne cessent de saper la crédibilité, même s’il a de fortes chances de former le prochain gouvernement. Le passé n’étant pas à cet égard la meilleure des références, il reste à souhaiter que la situation propulse les acteurs à la hauteur des rôles qu’ils seront appelés à jouer.
Le Québec approche d’un point de bascule.

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Robert Laplante est un sociologue et un journaliste québécois. Il est le directeur de la revue nationaliste [L'Action nationale->http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Action_nationale]. Il dirige aussi l'Institut de recherche en économie contemporaine.

Patriote de l'année 2008 - [Allocution de Robert Laplante->http://www.action-nationale.qc.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=752&Itemid=182]





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