Dépôt du rapport Bouchard-Taylor

Le temps de la conciliation

Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»



Après une année de recherches et de consultations, nous en sommes venus à la conclusion que les fondements de la vie collective au Québec ne se trouvent pas dans une situation critique. Nos travaux ne nous ont pas permis de constater une hausse importante ou soudaine des ajustements ou des accommodements consentis dans les institutions publiques. Nous n'avons pas constaté non plus que le fonctionnement normal de nos institutions aurait été perturbé par ce type de demandes. En témoigne le fait très éloquent que le nombre de cas d'accommodements qui empruntent la voie des tribunaux demeure toujours très faible.
Nous avons ainsi constaté qu'il existait un certain décalage entre les pratiques qui ont cours sur le terrain (notamment dans les milieux de l'éducation et de la santé) et le sentiment de mécontentement qui s'est élevé dans la population. L'analyse du débat sur la question des accommodements au Québec révèle que 55 % des cas recensés durant les 22 dernières années (soit 40 cas sur 73) ont été portés à l'attention publique durant la seule période allant de mars 2006 à juin 2007.
L'enquête menée sur les cas les plus médiatisés durant cette période d'ébullition révèle que, dans 15 cas sur 21, il existait des distorsions importantes entre les perceptions générales de la population et la réalité des faits telle que nous avons pu la reconstituer. Autrement dit, la vision négative des accommodements qui s'est propagée dans la population reposait souvent sur une perception erronée ou partielle des pratiques ayant cours sur le terrain.
Malaise identitaire
L'emballement médiatique et le phénomène de la rumeur ont contribué à la crise des perceptions, mais ils ne suffisent pas à expliquer le mouvement de mécontentement qui s'est imposé dans une large partie de la population. La «vague» des accommodements a manifestement heurté plusieurs cordes sensibles des Québécois canadiens-français de telle sorte que les demandes d'ajustement religieux ont fait craindre pour l'héritage le plus précieux de la Révolution tranquille (tout spécialement l'égalité hommes-femmes et la laïcité).
Il en a résulté un mouvement de braquage identitaire qui s'est exprimé par un rejet des pratiques d'harmonisation. Chez une partie de la population, cette crispation a pris pour cible l'immigrant, qui est devenu en quelque sorte un bouc émissaire. Ce qui vient de se passer au Québec donne l'impression d'un face-à-face entre deux formations minoritaires dont chacune demande à l'autre de l'accommoder. Les membres de la majorité ethnoculturelle craignent d'être submergés par des minorités elles-mêmes fragiles et inquiètes de leur avenir. La conjonction de ces deux inquiétudes n'est évidemment pas de nature à favoriser l'intégration dans l'égalité et la réciprocité.
Culture publique commune
Nous pouvons en conclure que les Québécois d'ascendance canadienne-française ne sont pas encore bien à l'aise avec le cumul de leurs deux statuts (majoritaires au Québec, minoritaires au Canada et en Amérique). Toutefois, il convient aussi de rappeler que plusieurs pays d'Occident connaissent aujourd'hui des malaises qui ressemblent à ceux qui ont été exprimés à l'occasion du débat sur les accommodements. Quand on compare la situation au Québec avec celle de plusieurs pays européens, on s'aperçoit que plusieurs craintes qui peuvent être justifiées ailleurs ne le sont pas nécessairement ici.
L'un des principaux motifs d'inquiétude qu'il nous a été donné d'entendre au cours de nos consultations portait sur l'absence présumée de balises quant au traitement des demandes d'accommodement ou d'ajustement. La société québécoise s'est pourtant dotée, au fil des ans, d'un ensemble de normes et d'orientations qui constitue les fondements d'une «culture publique commune». Nous rappelons, dans notre rapport, ces balises qui doivent guider le processus d'évaluation des demandes en nous arrêtant aux normes collectives qui gagneraient à être précisées, plus particulièrement en ce qui concerne l'intégration, les rapports interculturels et la laïcité ouverte.
Voie citoyenne
Le champ des pratiques d'harmonisation est complexe et il y a plus d'une façon de le définir ou de le découper. Parmi les différents critères, nous avons pris le parti de donner préséance au cadre de traitement des demandes, ce qui amène à distinguer la voie judiciaire de la voie citoyenne. Dans la voie judiciaire, les demandes doivent se plier à des mécanismes formels codifiés qui dressent les parties l'une contre l'autre et, en fin de compte, décrètent un gagnant et un perdant. La plupart du temps, en effet, les tribunaux imposent des décisions. Cette voie judiciaire, c'est celle de l'accommodement raisonnable.
Dans la seconde voie, les demandes suivent un parcours très différent. Moins formalisé, ce parcours repose sur la négociation et la recherche de compromis. Son objectif est de parvenir à une solution qui satisfasse les deux parties. Cette deuxième voie est celle de l'ajustement concerté. De façon générale, nous favorisons fortement le recours à la voie citoyenne et à l'ajustement concerté, et ce pour plusieurs raisons: il est bon que les citoyens apprennent à gérer leurs différences et leurs différends; cette voie permet de ne pas engorger les tribunaux; les valeurs qui sous-tendent la voie citoyenne (l'échange, la négociation, la réciprocité) sont celles qui fondent aussi le modèle d'intégration du Québec. [...]
Pratiques d'harmonisation
À la lumière des normes collectives que nous dégageons dans notre rapport, nous proposons quelques orientations générales visant à guider les intervenants et les citoyens concernés par les pratiques d'harmonisation. Il importe cependant de rappeler que toute demande d'ajustement doit être évaluée au cas par cas et que des règles générales peuvent avoir des exceptions.
- En vertu des normes et des balises que nous formulons, les demandes d'ajustement qui briment l'égalité hommes-femmes auraient peu de chances d'être accordées, car il s'agit d'une valeur fondamentale de notre société. Dans le secteur des soins de santé comme dans tous les services publics, cette valeur disqualifie, en principe, toutes les demandes ayant pour effet d'accorder à la femme un statut inférieur à celui de l'homme.
- La mixité constitue une valeur importante de la société québécoise, mais elle n'est pas aussi fondamentale que l'égalité hommes-femmes. À titre d'orientation générale, elle devrait cependant prévaloir partout où c'est possible, par exemple dans la répartition des élèves dans une classe, dans les cours de natation, etc.
- Pour ce qui est des lieux de prière dans les institutions publiques, notre position va dans le sens de l'avis adopté le 3 février 2006 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Selon cet avis, les institutions d'enseignement ne sont pas tenues d'instituer des lieux de prière permanents. Par contre, il entre dans l'esprit des ajustements d'autoriser pour la prière l'utilisation de locaux provisoirement inoccupés. Certaines exceptions sont cependant prévues dans le cas des établissements pénitentiaires, des hôpitaux ou des aéroports (où les personnes n'ont pas la liberté de se rendre dans un lieu de culte si elles le désirent).
- Au nom de la séparation de l'État et des Églises et de la neutralité de l'État, nous pensons qu'il faudrait enlever le crucifix accroché au mur de l'Assemblée nationale. Il s'agit là, en effet, du lieu même qui symbolise l'État de droit (une solution raisonnable serait de l'exposer dans une salle consacrée à l'histoire du Parlement). Pour la même raison, on devrait abandonner la récitation de la prière aux réunions des conseils municipaux dans les nombreuses municipalités où ce rite est toujours pratiqué. Par contre, l'installation d'un érouv ne porte pas atteinte à la neutralité de l'État et peut donc être autorisée dans la mesure où elle ne cause pas d'inconvénient à autrui.
- Le même raisonnement conduit à respecter les interdits alimentaires et à permettre en classe le port du foulard islamique, de la kippa ou du turban. Il en va de même du port du foulard dans les compétitions sportives s'il ne compromet pas la sécurité de qui que ce soit. Notons que toutes ces autorisations vont dans le sens de l'intégration à notre société.
- Les demandeurs qui font preuve d'intransigeance, refusent la négociation et vont à l'encontre de la règle de la réciprocité compromettent lourdement leur démarche. Ce serait, par exemple, le cas d'une élève qui refuserait tout compromis vestimentaire pour aller à la piscine.
- Les demandes doivent viser à protéger ou à restaurer un droit. Ainsi, les congés religieux non chrétiens nous semblent légitimes parce qu'ils corrigent une situation d'inégalité. À l'inverse, les demandes ne doivent pas porter atteinte aux droits d'autrui. Ce critère condamne l'exclusion de certains ouvrages scientifiques dans une bibliothèque de classe ou encore l'opposition d'un parent à une transfusion sanguine nécessaire à la survie de son enfant.
- Au nom de la finalité du système d'éducation, des élèves ne doivent pas être exemptés de cours obligatoires. Cependant, un élève peut être autorisé à abandonner un cours de musique pour suivre un cours équivalent s'il s'agit d'une activité optionnelle.
Le Québec en devenir
Quels que soient les choix que notre société fera pour conjuguer les différences culturelles et concevoir un avenir commun, ceux-ci seront en grande partie voués à l'échec si plusieurs conditions ne sont pas réunies.
- Notre société doit lutter contre le sous-emploi, la pauvreté, les inégalités, les conditions de vie inadmissibles, les diverses formes de discrimination.
- La francophonie québécoise ne doit pas céder au parti de la peur, à la tentation du retrait et du rejet, ni s'installer dans la condition de victime. Elle doit refuser le modèle de la peau de chagrin, qui est sans avenir.
- Une autre erreur serait de penser le devenir de la pluriethnicité en fonction de «Nous» juxtaposés. Ce serait reproduire au Québec cela même qui est le plus sévèrement critiqué dans le multiculturalisme.
- Les Québécois canadiens-français gardent un mauvais souvenir de l'époque où le clergé exerçait un pouvoir excessif sur les institutions et sur les personnes. Or il serait injuste que cela les amène à retourner contre l'ensemble des religions le sentiment douloureux hérité du passé catholique.
- Les Québécois d'origine canadienne-française doivent être plus conscients des répercussions de leurs inquiétudes auprès des groupes minoritaires. Ces derniers ont sans aucun doute été alertés récemment par l'image d'une majorité ethnoculturelle apparemment peu sûre d'elle-même et sujette à des mouvements d'humeur.
Avenir rassembleur
Plusieurs facteurs sont toutefois de bon augure pour la construction d'un avenir rassembleur. Les jeunes générations témoignent d'une grande ouverture dans leur façon de voir et de vivre les rapports interculturels. Plusieurs sondages récents n'ont pas fait ressortir de clivage net entre Montréal et les régions quant aux perceptions face aux accommodements.
Des études fiables montrent que le territoire montréalais, contrairement à une certaine perception, n'est pas ghettoïsé. Enfin, le processus de construction d'une identité commune nous semble solidement engagé dans de multiples voies qui doivent être valorisées: l'usage du français, le partage de valeurs communes, la promotion d'une mémoire québécoise, les initiatives intercommunautaires, la participation civique, la création artistique et littéraire et l'appropriation de symboles collectifs.
Conformément à la règle de droit et aux impératifs du pluralisme, cette identité en construction doit pouvoir se développer à titre de culture citoyenne. Tous les Québécois doivent pouvoir s'y investir, s'y reconnaître et s'y épanouir.
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La totalité du rapport est disponible dans le site de la commission: [www.accommodements.qc.ca->www.accommodements.qc.ca].
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Gérard Bouchard et Charles Taylor, Coprésidents de la Commission sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles - Nous publions ici des extraits du volumineux rapport rendu public hier.


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