La réunion se tenait dans un quartier excentré de Paris, dans une toute petite rue du 13e arrondissement. Ils devaient être une quarantaine d'universitaires. Depuis deux semaines, les invitations circulaient sur Internet. De quoi allaient donc nous entretenir ces érudits, dont la liste des diplômes pourrait remplir cette chronique? Tenez-vous bien: de la manière de «sauver l'anglais»!
Pour ces conférenciers, qui n'avaient pourtant pas l'air de sortir de l'asile, l'anglais était bel et bien menacé. Heureusement, ai-je songé, que le Québec était là pour se porter à la défense des langues opprimées, comme vient de le faire notre premier ministre en décrétant bilingue la sixième année du primaire.
Mais nos experts n'entendaient pas à rire. Ils expliquèrent le plus sérieusement du monde que le statut de langue universelle de l'anglais était loin d'être assuré. Selon eux, ce nouvel espéranto commence déjà à être contesté par un certain nombre de langues qui occuperont une place croissante dans les prochaines années. Ce n'est pas un sombre chercheur qui le dit, mais le très respectable British Council. Dans un rapport intitulé The Future of English, David Graddol affirme qu'«au 21e siècle, aucune langue n'occupera plus la position de monopole qu'a atteinte l'anglais à la fin du 20e siècle». L'arabe, le mandarin, l'espagnol et le hindi ont déjà, dit-il, commencé à contester sa domination.
Qu'on se le tienne pour dit, ceux qui prennent prétexte d'Internet pour prêcher le tout à l'anglais ont une décennie de retard. De 1998 à 2007, la part de l'anglais sur la toile a diminué de 75 à 45 %. Elle ne serait plus que de 30 %, selon Daniel Prado, de l'Union latine. Et ce rééquilibrage va se poursuivre. Encore «prééminent pour quelque temps», l'anglais est destiné à devenir sur Internet «une langue parmi plusieurs», dit le British Council.
L'étroite association de l'anglais aux technologies de l'information n'aura donc été qu'un «phénomène temporaire», poursuivent les auteurs. La domination effrontée de l'anglais pourrait de plus susciter les mêmes réactions que les coupes à blanc ou les pratiques polluantes de la compagnie Shell. Une thèse reprise par le linguiste Nicholas Ostler (The Last Lingua Franca), selon lequel l'affaiblissement de l'hégémonie anglo-américaine et l'accessibilité des nouvelles techniques informatiques favoriseront les langues nationales et accentueront la rivalité entre quelques grandes langues qui pourront prétendre à un rôle international. Le site Portalingua a d'ailleurs créé un indice qui, en intégrant une dizaine de facteurs, permet de mesurer le poids relatif de ces langues dans le monde. Le français s'y classe au second rang, assez loin derrière l'anglais mais juste devant l'espagnol.
La British Academy, qui représente le gratin du monde universitaire britannique, a bien saisi toute l'importance de cette évolution et compris d'où venait la menace. C'est pourquoi elle s'inquiète de l'effondrement dramatique de l'étude des langues secondes en Grande-Bretagne. Une telle régression culturelle est en train de compromettre l'avenir économique du pays, dit-elle.
On s'étonne que le débat sur le bilinguisme au Québec, qui se gargarise pourtant de mondialisation, ne tienne pas compte de ces grandes tendances internationales pourtant connues. Cela pourrait nous inciter, par exemple, à favoriser l'apprentissage de l'espagnol plutôt que de nous acharner à angliciser à outrance un peuple qui est déjà plus bilingue que la plupart des autres. Et cela, sans tenir compte de l'océan anglo-saxon dans lequel baigne déjà le Québec. En d'autres mots, le Québec a un urgent besoin de s'ouvrir à d'autres cultures que l'anglais.
Mais un autre fléau menace aussi l'anglais. Il serait rongé de l'intérieur par le très grand nombre de ses locuteurs qui se contentent de baragouiner une langue appauvrie et bancale de moins de 1500 mots: le «globish». Pour la philosophe Barbara Cassin, il faut absolument «sauver» l'anglais du «tout-à-l'égout». Elle estime qu'on ne peut pas considérer les langues comme de simples instruments de communication interchangeables sous peine de sombrer dans la médiocrité.
Cette réflexion rejoint celle du politologue québécois Christian Dufour, qui craint de voir les Québécois se complaire dans la médiocrité en parlant deux langues secondes. Selon la germaniste Astrid Guillaume, il ne suffit pas d'apprendre l'anglais. Il faut aussi restaurer la primauté de la traduction, qui seule garantit le droit de chacun de s'exprimer pleinement dans sa langue et permet de rendre toutes les nuances de la pensée. Certes, il faut apprendre l'anglais, dit-elle, mais pas pour autant un anglais tronqué strictement utilitaire, sans histoire, sans textes, sans littérature et sans culture.
Or, les Québécois n'ont-ils pas justement besoin plus que les autres d'un enseignement de l'anglais qui ne soit ni pavlovien ni utilitaire, mais qui leur permette de saisir que leur propre langue est trop souvent pervertie par le vocabulaire, la syntaxe et les calques de l'anglais?
On comprend que les partisans du tout à l'anglais se tiennent loin de ces considérations. Ils risqueraient de découvrir qu'ils ont une modernité de retard.
Comment sauver l'anglais?
On s'étonne que le débat sur le bilinguisme au Québec, qui se gargarise pourtant de mondialisation, ne tienne pas compte de ces grandes tendances internationales pourtant connues.
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