S’il y a un seul mensonge méritant d’être dénoncé dans l’opération de justification des hausses brutales des frais de scolarité universitaires, c’est celui de l’ajustement à l’inflation de 1968. Cette idée, relayée tant par le gouvernement que par divers éditorialistes de droite, est la suivante: si on avait indexé les frais de scolarité cette année-là, ils seraient équivalents aux hausses qu’on vient d’imposer. Un non-sens.
En effet, l’année 1968 ne peut constituer une référence crédible. Bien sûr, c’est en 1968 que le gouvernement du Québec a, dans la foulée du rapport Parent, décidé de réglementer ces frais. Or, cela ne signifie absolument pas que les frais imposés en 1968 étaient équitables d’un point de vue objectif. Simplement, ils étaient moins élevés que pour les années précédentes. Affirmer que les hausses de frais constitueraient simplement un rattrapage par rapport à cette année précise ne nous apprend strictement rien, d’autant qu’il ne peut être inutile de rappeler que seulement huit années plus tôt les Québécois vivaient un état de sous-scolarité tout à fait aberrant, où moins de 2,9% des francophones fréquentaient l’université et où la minorité de langue anglaise obtenait près du double des doctorats de la majorité de langue française.1 L’année 1968 constituait le début du changement, la fin de la sous-scolarisation des Québécois. Vouloir rayer quarante années de progression d’un coût de baguette magique pour nous ramener à ce stade initial a de quoi surprendre, pour le moins! Au prochain budget, voudra-t-on nous ramener aux frais indexés de 1960? De 1950? De 1940? Où s’arrêterait cette folie?
Par ailleurs, on ne peut comparer la valeur d’un diplôme de 1968 avec celle d’un diplôme de 2011. Les statistiques obtenues à cet effet, au Québec, datent de 1975-76, mais elles sont révélatrices. Comme le montre le tableau suivant, en l’espace d’une trentaine d’années, le pourcentage de la population sans diplôme est passé de 43% à seulement 14%. De la même manière, le taux d’obtention d’un baccalauréat a plus que doublé, passant de près de 15% à plus de 32% alors que les détenteurs d’une maîtrise ou d’un doctorat ont été, proportionnellement à la population, multipliés par trois. Et nous parlons ici de 1975-76, ne l’oublions pas: les données seraient sans aucun doute beaucoup plus spectaculaires si on pouvait compiler à partir de 1968!
Taux d’obtention d’un premier diplôme au Québec, 1975-76 et 2006-07
Source: Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Indicateurs de l’éducation: édition 2009.
Ces chiffres nous font état d’une démocratisation des études supérieures. En 1960, un étudiant universitaire faisait partie de la plus petite élite de la société; en 1975, alors qu’un peu moins de la moitié de la population était toujours sans diplôme, le même étudiant faisait toujours partie de l’élite, mais d’une élite beaucoup plus élargie. Aujourd’hui, alors que près de 86% des étudiants finissent leur secondaire et qu’un citoyen sur trois possède un diplôme universitaire, l’obtention d’un baccalauréat est devenue quelque chose de quasi-banal.
Ainsi, la valeur d’un diplôme a baissé. Les entreprises, préférant avoir des employés mieux formés, exigent des niveaux d’étude de plus en plus élevés pour un même emploi. On estime ainsi qu’entre 1982 et 1997, le taux d’obtention d’emplois permanents et à temps plein par les détenteurs de baccalauréat a chuté de 75% à 51%. Parallèlement, au Canada, le nombre d’emplois occupés par des détenteurs d’un diplôme universitaire est passé, de 1990 à 2009, de 1,9 million à 4,2 millions.
Ce qu’il est important de bien saisir, c’est que la valeur de l’éducation en tant que telle n’a pas nécessairement diminué. Il est plus que probable qu’un diplômé de 2011 apprend autant, sinon davantage, qu’un diplômé de 1976. Par contre, puisque le bassin de diplômés universitaires a beaucoup augmenté, les entreprises d’aujourd’hui ont tendance à laisser en plan des individus n’ayant, par exemple, qu’un diplôme du secondaire, alors que celles d’hier n’auraient pas hésiter à les engager et à payer pour perfectionner la formation réellement utile au travail. En clair: l’étudiant finissant son secondaire pouvait avoir accès à une formation spécifique payée par l’employeur tandis que l’étudiant choisissant les études universitaires faisait partie d’une élite lui permettant d’avoir de bien meilleures chances d’emploi que le même étudiant d’aujourd’hui.
En conséquence, et d’un point de vue purement comptable, il est tout à fait malhonnête de comparer les frais de scolarité de 1968 à ceux d’aujourd’hui. Ce sont deux époques complètement différentes. Cette comparaison n’a pas davantage de prise sur le réel qu’un général militaire se vantant, en 2011, d’avoir une armée de milliers d’archers pour s’opposer à des avions supersoniques.
Oui, le Québec a fait le choix de constituer, en Amérique du Nord, la nation offrant la meilleure démocratisation des études supérieures. Ce choix a eu la conséquence de généraliser l’obtention de diplômes universitaires, rendant moins probable l’accès obligé à un emploi de qualité dès l’obtention du diplôme. Comme le note Michèle Ouimet, le Québec est aujourd’hui en tête de peloton parmi toutes les provinces canadiennes.
La véritable question n’est donc pas de savoir si les étudiants doivent « faire leur part ». Leur part, ils la font lorsqu’ils paient des impôts: il a été démontré qu’un étudiant universitaire rapporte près de 8$ en impôts à l’État pour chaque dollar investi dans sa formation. C’est en se trouvant un emploi que l’étudiant, devenu travailleur, fait sa part et enrichi notre nation.
Non, la véritable question est la suivante: veut-on réellement redonner à l’éducation supérieure son caractère élitiste, en faisant la chasse gardée d’une minorité privilégiée par la naissance ou par quelques rares bourses? Veut-on réellement réduire drastiquement de nos universités toutes les matières ne débouchant pas sur un emploi payant permettant de rembourser rapidement les dettes contractées?
En prenant l’année 1968 comme référence, le gouvernement Charest, avec l’appui de l’opposition-fantôme péquiste, lance le message que l’heure n’est plus si loin où on aura dilapidé complètement l’héritage de la Révolution tranquille pour revenir à cette bonne vieille époque des porteurs d’eau analphabètes, à la langue aussi massacrée que la pensée, abâtardis par des siècles d’à-plat-ventrisme devant une logique comptable n’ayant mené qu’à une infériorisation si systématique qu’elle n’avait comme horizon que la servitude volontaire de maîtres qui n’étaient grands que parce que nous étions petits.
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LINTEAU, P.-A., R. DUROCHER, J.-C. ROBERT et F. RICARD (1986). Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, p. 320. [↩]
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